Jean Rochefort: « J’ai le respect de l’incongru »

Jean Rochefort dans L'Artiste et le modèle (El Artista y la modelo), 2012. © ISOPIX/Cohen Media Group/courtesy Everett Collection

Il y a cinq ans, alors à l’affiche de L’Artiste et son modèle, Jean Rochefort n’avait (presque) pas l’intention de prendre sa retraite, du haut de ses 82 ans. Revoici notre rencontre avec l’acteur aujourd’hui disparu, entre propos égrillards et saillies drolatiques.

Article initialement paru dans Le Vif/L’Express du 15 mars 2013. Nous le republions ici en guise d’hommage à l’acteur décédé ce lundi à l’âge de 87 ans. Lire également notre hommage.

Il y a bien sûr quelque chose que les lecteurs ne vont pas entendre, c’est votre voix, si singulière. Pouvez-vous en parler?

Jean Rochefort: Elle m’a rendu beaucoup de services. Mes amis et moi – je pense à Noiret, Marielle, Belmondo ou Cremer – avons été obligés de jouer souvent en plein air et, grâce à notre formation classique, nous avions des voix solides, capables d’être entendues par 2.000 personnes. On ne maîtrise finalement pas très bien l’effet que produit sa voix sur les autres. Moi, je la sens austère et clownesque. Mais, lorsqu’on arrive à raconter la chute d’une histoire avec l’intonation juste, c’est un vrai bonheur. Marielle fait ça très bien. C’était une époque, me semble-t-il. Un certain goût pour le verbe, ce qui est un peu désuet maintenant.

Avez-vous d’autres qualités que votre voix?

Oui, sans doute. J’ai le respect de l’incongru. Et ce goût pour la culture classique, qui me donne une austérité de fonctionnaire. Vous mélangez, ça donne un acteur plausible.

Clownesque et austère, incongru et classique. Vous cultivez les oxymores, apparemment…

C’est l’air que je respire. Ça m’est fondamental. Si, un jour, j’étais classiquement austère, je serais très malheureux. J’ai également un goût prononcé pour l’autodestruction, ce qui me procure une jouissance phénoménale.

L’autodestruction a-t-elle à voir avec le doute?

J’ai toujours douté de mes capacités et je continue. Pour ma première apparition sur scène, j’ai joué une pièce invraisemblable, dans laquelle j’interprétais un pape. Le lendemain, comme tous les jeunes comédiens, je me précipite sur les journaux pour lire les critiques. Je tombe sur celle de Max Favalelli dans Paris-Presse, qui écrit: « A un moment donné, un jeune homme, déguisé en pape, posant la main sur l’épaule d’un jeune premier, lui dit: « Viens, ne restons pas ici »; j’en ai profité pour sortir. » Quand j’ai lu ça, j’étais anéanti et j’en ris encore aujourd’hui. Le doute m’a pénétré à ce moment-là.

Alors cette retraite: vous la prenez ou pas?

Soyons précis. J’ai terminé le tournage de L’Artiste et son modèle la tête haute. J’étais heureux de l’avoir fait. J’ai donc annoncé qu’il serait mon dernier film. Finir ainsi m’allait très bien. D’autant que je reçois des scénarios lamentables: Pépé part en vacances; Comment se débarrasser de pépé, etc. Donc, je le dis et le redis, c’est mon dernier film sauf si je tombe amoureux d’un autre rôle.

Jean Rochefort
Jean Rochefort© DENIS ROUVRE POUR LE VIF/L’EXPRESS

Quand on voit L’Artiste et son modèle, on comprend que vous ayez eu envie d’arrêter après ce rôle: un vieil artiste en fin de carrière reprend goût à la vie auprès d’un jeune modèle. La transmission, qui est un des sujets du film, est-elle importante pour vous?

Si elle est scolaire, elle me fout la trouille. Mais, dans ce film, j’ai eu la sensation, avec cette jeune actrice, de mêler la transmission à la nostalgie effroyable de ne pas être son contemporain. J’ai trouvé intéressant ce personnage qui a encore dans les neurones un vague désir pour cette jeune fille. C’est très pudique, évidemment. Mais il y a quelque chose de sensuel dans cette relation. Il a envie d’ensemencer… par sa compétence.

Vous ensemencez par votre compétence, vous?

Maintenant, oui. Il faut bien faire avec ce que l’on a.

Vos camarades et vous avez quand même donné envie à une génération de comédiens de faire ce travail, non?

L’autre jour, mon ami Belmondo me rappelait cette histoire: nous avions un professeur qui ne nous aimait pas, qui mettait en doute nos capacités d’acteurs, et je lui demandais s’il en avait été affecté, car moi, je l’avais été. Jean-Paul m’a répondu: « Pas du tout. J’ai toujours pensé que pour les petits rôles, je ferais l’affaire. » C’était sincère. Nous avons tous eu le talent de ne jamais nous prendre au sérieux.

Vous n’aviez aucune envie de gloire ou de reconnaissance?

Aucune. On voulait faire notre métier d’acteur, point. La presse people a enflammé ce désir de célébrité chez les jeunes comédiens d’aujourd’hui. A notre époque, sincèrement, il y avait les vedettes qui appartenaient à un autre monde, Jouvet, Baur, Gabin, Simon, et les acteurs comme nous. Ce que nous voulions, c’était jouer, rire, retrouver les copains, gagner de l’argent pour vivre. Comme une certaine forme de marginalité. Et puis l’autodérision est une chose qui ne nous a jamais quittés. Mais nous n’avions pas de mérite. Tout était plus facile et la vie nous passionnait. Aujourd’hui, elle est une lutte permanente: être le meilleur, avoir sa photo dans le journal… Je n’ai pas de nostalgie, mais j’ai conscience d’avoir eu beaucoup de chance. Quand la télévision est arrivée, on pensait qu’il n’y aurait plus de guerre, que tout le monde allait s’aimer, puisqu’on allait tous se connaître. J’étais avec Brel aux Trois Baudets. Il avait du succès, mais lui voulait être reporter à la télé. Là, je vous donne un scoop.

On a parlé de votre voix. Abordons un autre sujet essentiel: votre moustache.

Sans moustache, j’ai toujours eu un air un peu faux derche. Le gars qui ne donne pas confiance. Et, sexuellement, je crois que ça me faisait du tort. Je l’ai laissé pousser pour jouer Alceste dans Le Misanthrope. Après, on m’a proposé d’autres rôles. Le jour où la sublime Delphine Seyrig, à l’époque la femme la plus belle du cheptel français…

Mes Mémoires? M’asseoir à un bureau pour dire que je suis né à telle heure est totalement dénué d’intérêt.

Cheptel?

Vous le raierez, ça? On va dire que je suis atrocement misogyne. Quand Delphine m’a fait savoir qu’elle désirait que je sois son partenaire dans des nouvelles de Tchekhov, je n’en revenais pas, moi le clown faux derche à la moustache récente. Le jour de la première, à ma grande surprise, le public n’a pas ri alors que cette beauté d’actrice tombait amoureuse de moi! J’étais devenu le mâle qui donnait confiance.

Vous refusez d’écrire vos Mémoires bien qu’on vous l’ait demandé des centaines de fois. Pourquoi?

M’asseoir à un bureau pour dire je suis né à telle heure est totalement dénué d’intérêt pour moi.

Mais sans doute pas pour des lecteurs.

C’est peut-être de la pudeur. Si un jour ça m’arrivait, je parlerais de mon époque plus que de moi. Mes décennies. C’est un bon titre, tiens… Je raconterais ces choses étonnantes que j’ai vécues en quatre-vingts ans. C’est vrai que ça me trotte parfois dans la tête.

Commençons tout de suite. Les années 1950.

En 1958 ou 1959, je rentre de onze mois de tournage en URSS pour un film de propagande, ce dont je n’avais évidemment pas conscience à l’époque, Vingt mille lieues sur la Terre. Un enfer. Dix ans plus tard arrive Mai 68. A l’époque, à Saint-Germain-des-Prés, il fallait évidemment être pro-URSS ou, mieux, si on voulait avoir une vie sexuelle intéressante, dire du bien de Mao. Malheureusement, mon côté boy-scout m’empêchait de mentir et de travestir la réalité que j’avais côtoyée. En amour, je n’ai jamais été un grand stratège.

Avez-vous des regrets?

Mon grand regret, c’est Don Quichotte. Mais, aujourd’hui, je pense que Terry Gilliam aurait fait un mauvais film. Il nous emmerdait beaucoup avec ses histoires de pantins qu’il voulait inclure à l’histoire. Je lui avais écrit en lui demandant de « bergmaniser » le propos. Il l’a mal pris. Lui souhaitait un Don Quichotte mille fois vu. Moi, je voulais jouer un puceau amoureux des femmes, mais inconscient de son physique. C’est simple, non? Il y a deux personnes dont j’ai gardé un très bon souvenir: Johnny Depp, devenu un ami, et un assistant australien qui m’a sauvé la vie en insistant pour que je descende de cheval alors que je voulais continuer à tourner, ne me rendant pas compte que je risquais la paralysie, si ce n’est la mort. (Le tournage s’est arrêté.)

Vous est-il arrivé souvent de vous opposer à un réalisateur?

Très peu. Dans Céleste, de Michel Gast, je joue un journaliste de Paris Match. Personnage très chic, en 1970. Le premier jour, je sors de ma douche, m’assieds par terre, me saisis du téléphone et m’aperçois qu’il est recouvert de velours gris avec des glands jaunes. Je me retourne vers le réalisateur pour lui dire que ça ne va pas aller pour le personnage. Il est plus rapide et lance: « J’ai pris mon téléphone personnel pour nous porter bonheur. » Là, j’ai su que le film était foutu.

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