Critique | Cinéma

Emmanuel Mouret (Chronique d’une liaison passagère) : « Le cinéma doit préserver la complexité de l’existence »

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Jouets de l'imprévisibilité des sentiments, un homme marié (Vincent Macaigne) et une mère célibataire (Sandrine Kiberlain) deviennent amants devant la caméra d'Emmanuel Mouret. © Pascal Chantier / Moby Diick Fil
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Titre - Chronique d'une liaison passagère

Genre - Comédie dramatique

Réalisateur-trice - Emmanuel Mouret

Casting - Sandrine Kiberlain, Vincent Macaigne

Durée - 1h40

Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Autour de deux amants liés par la beauté fugace de leur relation, Emmanuel Mouret signe une délicieuse fantaisie romantique où la circulation des mots et celle du désir tendent à se confondre. Paroles, paroles…

Depuis maintenant plus de 20 ans, il signe avec la régularité d’un métronome des films bourrés d’esprit et de justesse sur le désir et ses contradictions, qui débordent du bonheur qu’il y a à raconter des histoires et à dialoguer autour de l’éternelle énigme du sentiment amoureux. Filmer la parole, c’est assurément l’un des grands enjeux du travail d’Emmanuel Mouret (Changement d’adresse, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait). Dans Chronique d’une liaison passagère, il saisit le déploiement de celle-ci dans ce qu’il a de plus cinématographique. Nouveau marivaudage contemporain aux allures de tendre et facétieuse valse-hésitation, le film met en scène Sandrine Kiberlain et Vincent Macaigne dans la peau de deux amants engagés à ne se retrouver que pour le plaisir et la légèreté. Jusqu’à ce que leurs certitudes vacillent, et qu’ils se voient quelque peu dépassés par leur complicité…

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Récemment, dans les bonus du DVD d’un long métrage réalisé par Hong Sang-soo, vous parliez de ce que le déploiement de la parole pouvait avoir de cinématographique dans ses films. Il est tentant de tenir le même genre de discours à propos de votre travail…

J’aime beaucoup le cinéma de Hong Sang-soo. Et je ne comprends absolument pas pourquoi, aujourd’hui, on professe dans les écoles de cinéma qu’il faut faire dire un maximum de choses à un personnage avec le moins de mots possible. Ça me semble être une absurdité. Car si je reste un fou de cinéma burlesque, moi j’ai aussi grandi avec les comédies italiennes et américaines, où le plaisir des voix et des mots est presque sensitif. En schématisant très fort, on pourrait dire, au fond, qu’il existe deux types de films aujourd’hui. Il y a les films où c’est la parole qui fait événement, et où donc le silence prédomine. Et puis il y a les films où c’est le silence qui fait événement, et ça ce sont des films qui n’arrêtent pas de parler. Rohmer l’a très bien dit: c’est quand le cinéma est devenu parlant qu’il est enfin devenu muet. Et moi, clairement, j’ai envie de faire des films où c’est le silence qui fait événement, et non pas la parole, qui du coup est omniprésente.

Vos films sont, en effet, singulièrement volubiles…

Probablement aussi parce qu’ils sont traversés par des êtres comme vous et moi, qui sont des animaux doués de langage et pour lesquels énormément de choses se nouent autour des mots. Si vous entrez dans un café aujourd’hui, tout le monde est en train de parler, et ce qui se dit est important pour chacun. Par ailleurs, d’un point de vue plus théorique, j’ai toujours considéré que le lieu du cinéma est l’imaginaire, et que c’est dans cet imaginaire que se retrouve l’intimité de chaque spectateur. Or l’imaginaire, c’est ce qu’on ne voit pas. C’est le hors champ, c’est l’ellipse, c’est ce qui est caché derrière le regard. Et je crois que la parole est quelque chose qui nous rapproche du regard des comédiens et qui nous rapproche d’une certaine forme de nuance. Chaque parole énoncée invite, en effet, le spectateur à en vérifier la validité. Ce qui est dit est-il vrai ou non? Est-ce profond ou pas? La parole permet de développer un véritable tissu de contradictions. Et j’aime définir mes personnages à travers des tissus de contradictions. Au fond, la parole au cinéma, exactement comme en littérature, porte son champ d’images. En ce sens, un cinéma de la parole développe un champ d’images par-dessus les images qui apparaissent réellement à l’écran. Il fait appel à l’imagination du spectateur et capte son attention. Il autorise beaucoup de richesse et de complexité.

Le désir et ses contradictions sont le cœur battant de cette savoureuse Chronique d'une liaison passagère.
Le désir et ses contradictions sont le cœur battant de cette savoureuse Chronique d’une liaison passagère. © Pascal Chantier / Moby Diick Fil

La narration de Chronique d’une liaison passagère repose sur une série d’ellipses particulièrement tranchantes. C’est-à-dire qu’on ne voit des personnages que leurs moments de rencontres. À nous d’imaginer aussi ce qui se passe quand ils ne sont pas ensemble, quand ils ne se voient pas…

Oui, c’est quelque chose d’assez ludique et amusant, je trouve, de n’assister qu’à leurs rendez-vous et de ne pas connaître leur vie à côté. Parce que, cette vie à côté, on se sent dès lors, en tant que spectateurs, obligés de l’imaginer, d’en saisir quelques petits détails pour essayer de se la dessiner par l’esprit. Après, tous les films sont faits d’ellipses bien sûr, mais c’est vrai que là, pour le coup, il s’agit d’ellipses vraiment très affirmées.

Ce principe inscrit le film dans une pure linéarité, au contraire donc de votre film précédent, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, où les récits s’enchâssaient jusqu’au vertige, avec des mouvements de va-et-vient constant sur la ligne du temps… Avez-vous conçu cette Chronique d’une liaison passagère en réaction à votre précédent long métrage?

J’aimais l’idée de partir sur une logique très différente, oui. On me reproche souvent de traiter toujours des mêmes choses, et c’est sans doute un peu vrai (sourire). Mais j’aime introduire des variations, et notamment des variations formelles de cet ordre-là. Tous les réalisateurs sont, je crois, travaillés par des obsessions. Moi ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant l’amour -parce que tous les films parlent d’amour en un sens- que les problématiques du désir et de la morale, la question des arrangements… Et ce qu’il y a de très beau avec le cinéma, me semble-t-il, c’est qu’on peut faire coexister différentes façons d’envisager les choses, différentes lectures de l’existence. Il ne faut pas forcément choisir. J’aime mettre des idées parfois très contradictoires dans la bouche de mes personnages. Ça ne m’intéresse pas de faire passer un message à travers mes films. Je ne dirai jamais: les choses sont comme ci ou comme ça. Non. J’aime avant tout les films qui nous poussent à nous interroger. Pour moi, le cinéma doit préserver la complexité de l’existence. Et il s’agit d’énoncer cette complexité de la manière la plus ludique, passionnée, plaisante… Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait était un film hypernarratif, en ce sens qu’en 2 heures le film contenait une myriade de petites histoires. Mais tout en préservant une histoire principale qui arrivait à une fin, comme dans tous mes films. C’est quelque chose que je reproche un peu aux séries télé aujourd’hui. Souvent, elles multiplient les récits mais oublient de tendre vers une fin qui englobe. Moi, j’aime l’idée de fable au cinéma. C’est-à-dire que, quand le film est fini, on se refait le chemin. Je suis très attaché à cette idée de refaire le chemin.

Chez vous, et dans Chronique d’une liaison passagère tout particulièrement, les personnages semblent métacommuniquer en permanence. Ils parlent de ce qu’ils sont en train de vivre, se regardent vivre les choses et les analyser…

Ça m’intéresse beaucoup, oui. C’est un réflexe proprement humain de s’interroger, de se poser des questions, de chercher l’histoire qu’on est en train de vivre. Et j’aime cette idée que notre propre histoire est tout le temps à construire. On doit constamment se projeter. On parle toujours de savourer le présent mais le présent est une projection, il n’existe pas en soi. J’aime beaucoup l’idée que les histoires qui nous nourrissent nous aident à nous représenter dans le monde, à le savourer et à façonner notre existence. C’est pour ça, je pense, que nous avons une soif impossible à étancher de récits. C’est notre nourriture de l’esprit, ce qui nous permet de donner une certaine allure à notre propre récit personnel.

« Il y a des gens qui opposent films de parole et films d’action: je ne suis absolument pas d’accord avec ça. »

Emmanuel Mouret

Vous semblez peu intéressé par l’idée de montrer l’amour physique à l’écran. Il y a toujours ellipse de l’acte sexuel dans Chronique d’une liaison passagère. On y voit ce qui se passe avant le sexe, après le sexe, mais jamais pendant. Et s’il y a parfois une certaine impudeur, elle est toujours dans les mots, jamais dans les images…

Ça peut être très joli, très excitant, de voir des personnages faire l’amour. Mais à partir du moment où ils partagent un désir, le spectateur se retrouve dans une position de voyeur. Il n’y a plus d’attente. D’ailleurs, face à un film pornographique, l’histoire ne compte plus, il s’agit juste de voir crûment les choses. Or ce qui me semble intéressant dans le cinéma, c’est l’attente, le suspense. Les scènes de sexe sont intéressantes à partir du moment où il y a des enjeux, des risques, des difficultés qui y sont dramatiquement liés. C’est le cas chez Paul Verhoeven, par exemple. Les scènes de sexe de Basic Instinct débordent d’enjeux dramatiques. Chez moi, l’enjeu n’est pas là, il n’est donc pas forcément très légitime de montrer les personnages de Chronique d’une liaison passagère faire l’amour. Je préfère m’abstenir.

On entend plusieurs fois La Javanaise dans le film, elle semble convoquée afin de faire écho au récit, d’en rythmer le déroulement…

Oui, elle intervient deux fois avec Juliette Gréco et une fois en version instrumentale. Puis encore dans le générique de fin. C’est une idée de mon monteur, qui avait lu dans une interview que ma chanson préférée était La Javanaise. Et c’est vrai que, dans cette chanson, il y a la volonté de faire le récit d’un moment merveilleux qui ne dure pas. D’emblée, la chanson inscrit le film dans l’idée que les personnages savent que ce moment n’est pas fait pour durer, avec en filigrane déjà la question de la mémoire et du temps. L’idée de profiter du présent est une idée morbide, en un sens, parce qu’elle contient déjà en elle-même l’idée de fin, de mort, de l’aspect périssable des choses… La Javanaise encapsule un peu tout ça à la fois.

© National

Comment naît un film comme celui-là? Vous partez d’une idée? D’une image? D’une situation?

Pour ce film-ci, c’était un peu particulier. Il se trouve que j’ai animé un atelier d’écriture de scénario pendant une semaine. Parmi les personnes présentes, il y avait un comédien, Pierre Giraud. L’atelier portait sur l’écriture d’une conversation entre deux personnages. Pierre avait écrit deux scènes, que je trouvais très bien. Il voulait en faire un court métrage, mais je trouvais que ça valait la peine d’aller plus loin. On a sympathisé, on a échangé nos coordonnées et il m’envoyait régulièrement des scènes. J’aimais tellement ce qu’il m’a envoyé qu’à un moment je lui ai demandé s’il était d’accord de m’autoriser à m’approprier son ébauche de scénario pour en faire mon propre scénario. Il était enthousiaste. J’ai alors réorienté la situation de départ à ma manière. J’ai restructuré des choses, amené l’idée de se focaliser uniquement sur les rendez-vous des personnages. Ça a été très simple, très fluide. Alors que bien souvent, ça prend énormément de temps d’écrire un scénario. On part de quelque chose, puis des idées se greffent, ça dort un peu, puis ça se reprend… La plupart de mes scénarios se sont écrits sur des années, avec plusieurs projets qui progressent de front.

Chez vous, les personnages parlent mais marchent aussi beaucoup. On est vraiment dans ce que les Américains appellent le “walk & talk”, comme dans les séries et le cinéma d’Aaron Sorkin par exemple…

Oui, c’est vrai. Et ça implique d’être vraiment très rigoureux. Il faut multiplier les marques au sol pour les déplacements, être très scrupuleux sur le cadre et la fidélité au texte… Parfois, des journalistes me demandent si j’improvise ces scènes. C’est complètement aberrant comme question, ça demande au contraire une grande précision. C’est un peu comme si on demandait à un cinéaste si telle séquence de course-poursuite avait été improvisée. Du genre: allez-y, démarrez les voitures et foncez, et puis après on verra bien (sourire). Ça n’a aucun sens, évidemment. Il y a des gens qui opposent films de parole et films d’action: je ne suis absolument pas d’accord avec ça. Les paroles sont des actions. Elles peuvent être plus blessantes qu’un coup de poing, plus douces qu’une caresse… Un échange dialogué, c’est une série d’actions.

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