Chantal Akerman: « Si je n’avais pas fait de films, je serais en clinique psychiatrique »

Chantal Akerman dans I Don't Belong Anywhere, le documentaire de Marianne Lambert. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec La Folie Almayer, Chantal Akerman adapte Joseph Conrad, pour un voyage mental fascinant qui est aussi un film à la première personne.

MISE À JOUR 06/10/2015: Chantal Akerman, l’une des cinéastes belges les plus talentueuses et des plus reconnues mondialement, est décédée ce lundi. Nous republions ici même cet entretien paru en 2012 à l’occasion de la sortie de La Folie Almayer.

Chantal Akerman adaptant Joseph Conrad? La proposition, inattendue, était plus encore stimulante, La Captive, inspirée il y a une dizaine d’années de l’oeuvre de Marcel Proust, étant là par ailleurs pour rappeler que la réalisatrice de Jeanne Dielman n’était certes pas rétive au matériau littéraire. Premier roman de l’auteur de Lord Jim, La Folie Almayer dépeint le destin pathétique d’un négociant hollandais en Asie du sud-est qui va voir tout à la fois s’abîmer sa relation avec sa fille métisse qu’il chérissait plus que tout, et ses rêves de fortune. Un récit que la cinéaste a su s’approprier, le décalant vers son personnage féminin, pour aussi lui conférer une résonance toute personnelle. Elle nous en parlait en marge de la présentation de son film lors de la dernière Mostra de Venise.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous colleter avec l’univers de Joseph Conrad?

Je n’avais pas du tout envie de me colleter avec l’univers de Conrad, mais il y avait une scène qui m’avait bouleversée, celle où Almayer dit à sa fille, Nina: « Reste avec moi, nous partirons ensemble, je te trouverai un homme et on vivra ensemble. » Le soir même où j’ai terminé le livre, j’ai vu Tabu de Murnau, et il y a eu un choc. Voilà comment tout a commencé. A quoi s’est ajouté que j’avais envie de me frotter à de la matière, à quelque chose de physique, la nature, ce que je fais très rarement. Et avec une nature où la chaleur, l’humidité, donnent un vécu, un réel, à une histoire qui est presque du ressort de la tragédie grecque.

Adapter Conrad est-il comparable à adapter Proust?

Non, adapter La Captive avait été beaucoup plus facile, parce que j’ai été tout de suite au coeur même du sujet, et n’ai gardé que la relation entre Albertine et Simon. Bizarrement, quand j’ai terminé l’adaptation, je n’ai rien compris, mais j’y ai vu un bon signe: je me suis dit que le film était peut-être plus dans l’inconscient que dans le fait de raconter une histoire, et que je comprendrais quand il serait terminé. Une fois le film fini, j’ai réalisé que je parlais de quelque chose qui me tenait fort à coeur, lié au fait qu’ils soient prisonniers l’un de l’autre, mais aussi que ça racontait, sans que je le sache, l’histoire de quelqu’un qui était fort proche de moi (…). Mais Proust, c’est compliqué tellement je m’en sens proche. Tandis que Conrad, c’est différent: c’est un grand écrivain, mais très masculin, très sur les histoires des hommes, avec la notion de faute, de rédemption. C’est très chrétien, alors que Proust, pas du tout.

Comment avez-vous arrêté les grandes options de l’adaptation, et les libertés que vous avez prises avec le roman?

Cela s’est fait petit à petit. Au départ, j’étais trop proche de ce qu’il avait écrit. Plus je me suis éloignée, meilleur devenait le script. Souvent, quand on reste collé à un livre, on est foutu. C’est en s’éloignant, en prenant de la distance et en l’oubliant qu’on arrive à faire quelque chose d’indépendant qui peut devenir intéressant. J’ai commencé à malaxer les éléments, et chaque fois que j’allais en repérages au Cambodge, cela amenait quelque chose, et le script changeait. J’ai rajouté la ville, le pensionnat, la sortie du pensionnat, la mort de Lingard, le narrateur chinois et ses rêves…

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Et vous y avez ajouté des éléments personnels: le monologue de Nina, sur le bateau, où elle évoque tout ce qui lui était insupportable au pensionnat, fait clairement écho à votre expérience…

C’est moi, au lycée Emile Jacqmain, où j’étais tout à fait une « outcast ». J’y suis arrivée en 1962, parce que j’étais bonne à Léon Lepage. C’était une école terrible, dure, avec un monde belge de la bonne bourgeoisie franc-maçonne, cultivée, et moi, qui venait d’un monde d’immigrants. A ma première rédaction, on a écrit: « style populaire », vous imaginez? C’était en 1962, après 1968, plus aucun prof n’aurait osé écrire un truc pareil (…). C’était tout un monde -il n’y avait que des filles, dont les mères et les grand-mères avaient déjà été dans cette école- dont moi, enfant d’immigrés, je ne faisais absolument pas partie . La chanson Encore un carreau de cassé; rosa, rosa, rosam, ça vient du lycée.

A la lecture de Conrad, avez-vous trouvé d’emblée en Nina la personne en qui vous projeter?

Je me projetais dans Almayer aussi. Je suis dans ces 2 personnages, je les aime, lui aussi, bien qu’il ait tout raté et se soit trompé sur tout. J’ai des moments de force, en tant que femme, et j’ai des moments de perte totale. Tous les metteurs en scène écrivent toujours autour de parties d’eux-mêmes. Sauf quand on se lance dans des études de caractères, et qu’on décide qu’un tel va être comme ci ou comme ça psychologiquement. Moi, la psychologie ne m’intéresse pas du tout.

Leur situation d’exilés constituait-elle le point d’accroche?

Oui, aussi. Et le fait de ne pas se sentir bien là où on est, de rêver à autre chose qui ne soit en même temps qu’un rêve.

Ce rêve, d’ailleurs, c’est en vous lançant dans le cinéma que vous avez pu le rencontrer?

Mouais. Je vais dire que faire des films m’a sauvé la vie. Je le pense vraiment. C’est une chose que je pourrais dire maintenant, je ne l’aurais pas fait à 18 ans. Si je n’avais pas fait de films, si je n’avais pas écrit -je voulais d’abord devenir écrivain-, je pense que je serais dans une clinique psychiatrique. Cela m’a permis de survivre, et je ne parle pas financièrement.

Comment avez-vous découvert la capacité du cinéma à vous permettre…

… d’exister? D’un côté, il y avait cette école où je ne me sentais pas du tout adaptée, et de l’autre, ma famille, avec ce qu’elle voulait de moi, et que je ne pouvais pas vivre non plus. Je n’avais pas envie de faire un mariage juif avec un Juif, et puis d’éventuellement travailler avec mon père. Et tout d’un coup, il y a eu mai 68, et tout a débordé. Je ne voulais pas faire ce qu’on attendait de moi, mon père surtout; ma mère était allée dans les camps, alors, toutes ces conventions, quelque part, elle s’en foutait. Quand j’ai décidé de faire du cinéma, et que mon père avait peur que je me fasse écraser dans ce monde, elle lui a dit de me laisser faire.

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