Alfreda Hitchcock, Davida Lynch… Et s’il était elle?

Davida Lynch © Martine Doyen

Et si les réalisateurs qui jalonnent le panthéon de l’Histoire du cinéma mondial étaient des réalisatrices? Et si Alfred s’était appelé Alfreda? Ses chefs-d’oeuvre en auraient-ils été changés? Avec facétie, la cinéaste Martine Doyen s’est posé la question.

Avec des si, on pourrait mettre Paris en bouteille, dit le proverbe. Mais on aurait peut-être aussi pu voir émerger des générations de femmes cinéastes qui ne seraient pas tombées dans l’oubli… Et c’est ainsi que par un petit coup de baguette magique nommé FaceApp, la cinéaste Martine Doyen se met un jour à changer ses réalisateurs préférés en femmes. Un beau matin de juin 2020, elle ouvre un compte Instagram, intitulé @alfreda.hitchcock_and_sisters, sur lequel, avec l’appli, elle transforme les grands metteurs en scène de son panthéon personnel, les travestit et les ré-imagine en réalisatrices.

Ce qui débute comme une idée loufoque, un gag même -« En voyant Alfred Hitchcock transformé en femme, ça m’a fait rire« , nous confie Martine Doyen-, vient en fait réactiver des sentiments enfouis, des discussions marquantes, des émotions pas forcément bien digérées. « C’est arrivé comme ça un peu par hasard. Avant de faire du cinéma, je faisais du graphisme, je viens du dessin, des arts plastiques. J’étais travaillée par cette idée qu’il est vraiment difficile pour les femmes cinéastes de s’inscrire dans l’Histoire. Elles font des courts métrages, un premier long, parfois un deuxième, et souvent après, c’est l’hécatombe. Je n’avais pas forcément ça en tête quand j’ai débuté. Je voyais une réalisatrice comme Chantal Akerman, je pensais que si on faisait du bon boulot, on pouvait réussir. Mais la réalité m’a rattrapée. Moi, et les autres. »

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Les études menées ces dernières années laissent peu de doutes sur la question. L’âge avançant, les femmes disparaissent peu à peu du métier. La faute à la maternité. Ou pas. Les femmes sont surreprésentées dans les genres les moins bien dotés, comme le court métrage ou le documentaire, mais quasiment absentes de ceux les mieux financés. Celles qui passent le cap du troisième long métrage ne sont pas légion, de très loin d’ailleurs. Ces dernières années en Belgique francophone et en fiction, on peut citer Marion Hänsel (disparue en mai 2020), Delphine Lehericey, Fiona Gordon (qui coréalise ses films avec Dominique Abel) et Hélène Cattet (qui elle travaille avec Bruno Forzani). Quant à Martine Doyen, depuis le succès de ses premiers courts métrages, elle a réalisé deux longs métrages de fiction « traditionnels » (Komma et Witz) et deux longs métrages expérimentaux.

Ne pas effacer l’ardoise

Malgré le constat, la réalisatrice refuse l’idée de réécrire l’Histoire en oubliant ses cinéastes préférés. Doit-elle moins les aimer parce qu’ils sont des hommes? « J’avais envie aussi de ne pas effacer l’ardoise, de garder en mémoire les cinéastes qui m’ont nourrie. » C’est d’ailleurs comme cela qu’elle choisit ses modèles. Elle liste ses cinéastes préférés, et se met en quête des bons portraits. « C’est du boulot en fait, il faut trouver la bonne photo, qu’elle soit customisable, réfléchir à la coiffure, au maquillage, à l’ambiance. »

Martine Doyen n’en interroge pas moins la place que l’on fait aux femmes dans le secteur. Quelle est leur liberté? Ne les assigne-t-on pas à certains sujets? « J’ai quand même l’impression qu’aujourd’hui, on attend des réalisatrices qu’elles parlent de maternité ou d’amour. Comment peut-on sortir de ces sentiers battus? Je n’ai pas envie d’écrire uniquement sur des femmes. D’ailleurs, le personnage qui me hante depuis plusieurs années, c’est un homme. »

Jimie Jarmush
Jimie Jarmush© Martine Doyen

C’est un sentiment paradoxal qui l’anime, un tiraillement, un amour profond pour ces cinéastes, et une saine colère. « En tant que femme réalisatrice ou artiste, on doit toujours revoir ses ambitions à la baisse. Développer une carrière est extrêmement compliqué. Pour moi, l’art n’a pas de sexe, on devrait être libre de raconter ce qu’on veut, sans que les autres aient des idées préconçues sur ce qu’on peut, ce qu’on doit, ce qu’on a le droit d’écrire. Or, en tant que femmes, on n’a pas le même capital confiance que des hommes quand on va voir des producteurs. Car là aussi ce sont encore beaucoup des producteurs et pas des productrices. »

Les clichés conçus pour son compte Instagram ont tapé dans l’oeil de l’éditeur Daniel Vander Gucht, qui lui a proposé d’en réunir certains dans un ouvrage publié à La Lettre Volée. Ce qui frappe rapidement en feuilletant le livre, c’est que aussitôt qu’ils sont transformés en femmes, on se met à juger ces hommes sur leur physique, à évaluer leur beauté. Mais qui jusque-là s’était vraiment interrogé sur la beauté de Quentin Tarantino ou de Luis Buñuel? « Clairement, ça questionne le regard que l’on pose sur les femmes, confirme l’autrice. Et j’ai l’impression qu’en les transformant en femmes, on les transforme aussi en anonymes, en femmes qu’on pourrait croiser dans le tram! »

L’autre question qui ressort en filigrane, c’est celle de l’âgisme, couplée à celle du sexisme. « Je ne voulais pas mettre que des photos des cinéastes quand ils étaient jeunes, je voulais aussi montrer leur âge. » En observant les rides de ces vieilles cinéastes, on réalise soudain qu’on voit peu de rides féminines dans les médias. Que si celles des hommes sont exhibées comme des gages de sagesse, celles des femmes sont cachées, quand elles ne sont pas effacées. Cela en devient presque un choc esthétique. Au-delà de la petite gourmandise de cinéphile que représente l’ouvrage, Alfreda Hitchcock & Sisters constitue une occasion de plus de s’interroger sur la place des femmes dans le 7e art, et dans son Histoire, passée, présente et future.

Alfreda Hitchcock & Sisters, de Martine Doyen, éditions La Lettre volée, 196 pages. ****

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