Laurent Raphaël

Chaos debout

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Au-delà des coupes annoncées et à venir, la culture a aussi mal à son image…

L’édito de Laurent Raphaël

On inspire profondément, on ferme les yeux et on se concentre. On relâche le diaphragme. Voilà. On est prêt pour faire remonter à la surface les souvenirs culturels marquants de 2012. Comment résumer en un mot ce maelstrom d’images, de sons et d’ambiances? Passionnant? Un peu excessif. On a bien vibré quelques fois mais les coups de génie ont été aussi nombreux que les gags dans le dernier Haneke. Sur l’échelle de Richter émotionnelle, on a souvent atteint 7 ou 8, comme avec Shame, Killer Joe, The Hunt ou Moonrise Kingdom sur l’étagère du cinéma, The Hour ou Boss dans la commode des séries télé, Edward Hopper, Hollywood costume ou Gehrard Richter dans le vaisselier des expos, mais rarement 9. Peu de secousses esthétiques qui vous laissent KO de bonheur avec cette impression indélébile d’avoir vécu une révolution intime. Holy Motors peut-être dans sa manière de sublimer les codes du cinéma et de dispenser une forme d’enchantement vénéneux. Ou Take Shelter pour l’intensité suffocante de cette exploration quasi expressionniste de la souffrance.

Dans le juke-box de 2012, on aurait même bien du mal à dénicher une plaque qui n’aurait pas (mieux) trouvé sa place dans les rayons des disquaires (quand ce métier existait encore…) il y a 20, 30, 40 voire 50 ans. Lescop réanime la cold wave eighties, le rock surfe sur la vague californienne sixties (Thee Oh Sees, Ty Segall…), sans parler du vinyle, cette nouvelle invention qui est en train de griller la politesse au CD. Pour l’audace, on repassera. Tout juste si le hip hop sauve l’honneur avec ses chats sauvages (A$AP Rocky, Joey Bada$$, Odd Future…) et son nouveau prince r’n’b, Frank Ocean, dont le Channel Orange est l’un des rares albums à trouver sa place dans tous les tops 2012.

Si le terme passionnant ne colle pas pour définir le parfum de l’époque, quelle serait la bonne étiquette? Chaotique? En plein dans le mille! Sur le fond d’abord, les artistes n’ont jamais autant exploité le gisement du réel. En s’inspirant de faits divers ou en troussant le portrait de personnages en chair et en os (A perdre la raison, 38 témoins, On the Road…), en se glissant dans la peau d’un grand reporter en BD (comme Joe Sacco avec Jours de destruction, jours de révolte ou comme Emmanuel Lepage avec Un printemps à Tchernobyl), en soulevant le couvercle des poubelles politiques dans les séries télé (Borgen, Boss, Les hommes de l’ombre…), en conjuguant l’écriture à la première personne du singulier en littérature (Nick Flynn et son Contes à rebours par exemple). Comme en 2011, la fiction se pique aux hormones du réel. Et comme ce réel est tout sauf un long fleuve tranquille, ça secoue.

L’impression de chaos est encore accentuée par les bouleversements technologiques qui fécondent de nouveaux comportements. Le succès des tablettes numériques bouscule le monde de l’édition, Spotify, Deezer et autres plateformes musicales pourraient donner le coup de grâce à l’industrie du disque, Internet et la VOD taillent des croupières à la télé de papa. Bref, c’est un peu la confusion générale. Les piliers historiques s’effondrent mais on ne voit pas très bien ce qui va les remplacer. La boule de cristal reste désespérément muette. A ce brouillard s’ajoute un climat de crise. Comme les autres secteurs, la culture est priée de se serrer la ceinture.

Mais au-delà des coupes annoncées et à venir (le monde du théâtre en a eu un avant-goût avec le projet, finalement retoqué, de réduction de 45% de l’aide aux nouveaux projets), la culture a aussi mal à son image. Les déclarations poujadistes d’un Bart De Wever, et avant ça l’attitude d’un Sarkozy ou d’un Berlusconi, ont cimenté l’idée que les artistes ne sont que des parasites, des pédants dont on pourrait se passer. Au fond, ils ne font l’unanimité que quand ils ont atteint l’âge d’être grands-pères comme les Stones ou Led Zep. Les grimaces de ces vieux singes n’effraient plus personne. Leur docilité est à la hauteur de leur compte en banque. Heureusement que certains papys n’ont pas perdu toutes leurs dents (les frères Taviani ou Francis Ford Coppola notamment). Et puis, comme on sait bien que l’art raffole des sols secs et rocailleux, le meilleur est peut-être à venir. Ça y est, on a fait le tour. On expulse lentement l’air des poumons, on ouvre les yeux et on reprend une activité normale…

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