LE BOTANIQUE CONSACRE UNE EXPOSITION À L’ESTHÉTIQUE PHOTOMATON. LOIN D’ÊTRE UN DISPOSITIF TECHNIQUE ANODIN, LA PHOTOCABINE EST, DEPUIS 1928, PRÉTEXTE À TOUS LES DÉTOURNEMENTS ARTISTIQUES.

Peut-être faites-vous partie de cette génération qui a grandi avec le Photomaton? Si tel est le cas, vous avez sûrement passé des heures à faire tourner le tabouret à vis -dans un sens, puis dans l’autre… comme le voulait le vertigineux rituel- pendant que votre maman s’affairait entre le rayon fruits & légumes – » belle promotion sur les tomates« – et le comptoir boucherie – » je vous sers du b£uf, madame?« . Quelques années plus tard, la petite cabine était toujours là pour vous. Même qu’elle vous a bien fait marrer avec votre bande de potes quand vous avez essayé de vous y entasser à huit. Il y a aussi ce samedi soir où, un peu bourré il faut l’avouer, vous aviez généré une composition très poétique -qui a d’ailleurs longtemps traîné dans votre portefeuille: trois vues imprenables sur votre fessier dénudé et, cerise sur le gâteau, un très impressionnant cliché montrant l’envers de l’envers du décor. Aujourd’hui, sagement rangée dans une boîte, elle continue à vous faire sourire quand vous mettez la main dessus. Adulte, l’histoire n’a pas tourné court. Ce bon vieux Photomaton était toujours fidèle au poste lorsqu’il s’agissait de vous immortaliser en mode « objectif » à l’occasion de l’acquisition d’un passeport ou d’une nouvelle carte d’identité. Soit cette esthétique rigoureuse qui a fait dire à Roland Barthes dans La Chambre claire qu’elle n’avait pas son pareil pour faire de vous  » un individu pénal, guetté par la police« . Mais peut-être étiez-vous plus fantasque? L’un de ces farfelus qui, comme l’écrivain-collectionneur Michel Folco, arpentait les gares à la recherche de photographies abandonnées -précipitation ferroviaire oblige- ou jetées pour cause de résultat non conforme -combien de candidats à l’image ont été « flashés » en train de se peigner?- dans le seul but d’alimenter une collection de traces urbaines à la fois désuètes et émouvantes. Le pitch vous dit quelque chose? Bien sûr, Folco a inspiré le personnage de Nino dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet.

Malheureusement, cet âge d’or cher à de nombreux nostalgiques s’est retiré sur la pointe des pieds. En cause, le triomphe du numérique qui tire un trait sur l’à-peu-près et ses deux corollaires, le flou et la modestie -on ne peut pas tout maîtriser. Ce classement vertical dans les poubelles de l’histoire visuelle ne fait pas que des heureux.  » Avec le numérique, vous recommencez autant de fois que vous voulez la prise de vue pour ensuite la dupliquer. Il n’y a plus aucune poésie!« , soulignait dans une interview Igor Lenoir, fondateur de La Joyeuse de Photographie ( lire encadré). Du coup, depuis quelques années, la résistance s’organise,  » fascinée par cette boîte noire où il est possible de se reproduire illico incognito, sans opérateur« , selon les mots de la journaliste Brigitte Ollier. Un peu partout sur la planète, des passionnés se mobilisent pour que la cabine à quatre vues ne tire pas définitivement sa révérence. Sous l’impulsion de ceux-ci, tout remonte à la surface. Non seulement l’histoire et les anecdotes, mais également le destin artistique du Photomaton. Car, très tôt -en fait trois ans après son invention-, les surréalistes ont réalisé tout le potentiel de ce dispositif qui offrait un pendant visuel à l’écriture automatique tout en  » concentrant avec force l’intensité d’un visage« . Ils n’ont pas été les seuls. Dans leur sillage, on ne compte plus les appropriations, d’Andy Warhol à Cindy Sherman. C’est que, sous son aspect banal et fonctionnel, la photocabine cache bien son jeu. Elle recèle de nombreux éléments qui en font tant un  » confessionnal moderne » qu’une machine à générer de l’aléatoire ainsi que des  » continuités spatiales et temporelles » inédites. Ce propos pertinent est tiré de Derrière le rideau. L’Esthétique Photomaton, la dernière exposition du Botanique qui arrive en droite ligne du Musée de l’Elysée à Lausanne.

Question d’identité

Articulée en six grandes thématiques, l’exposition -à travers 600 £uvres- passe en revue les qualités qui ont permis à l’appareil d’être utilisé comme une véritable « toupie à malices » par les artistes de tout bord -l’événement réunit une soixantaine de signatures internationales. Il y a d’abord la cabine proprement dite, sorte de no man’s land entre le privé -vous, derrière le rideau, en tête-à-tête avec votre ego loin des caméras de surveillance- et l’espace public -la gare, le grand magasin dans lequel se trouve la cabine. Après, vient le caractère automatique du processus. Nul regard pour juger, le dispositif est un « ça » qui capture le « moi » en lui donnant l’occasion de se réapproprier son image… ou de la laisser filer du côté des conventions pour les plus coincés. Sans compter que l’implacable mécanisme peut connaître un ratage. Catastrophe? Du tout, c’est justement l’incident qui titille l’art car  » il en résulte une forme de poésie de l’automatisme qui vient se nicher dans ses failles, ses ratages et ses dérapages« . Ensuite, c’est la bande qui incite les créateurs à monter en cabine. Avec son alignement d’images juxtaposées, le Photomaton fait un pas miraculeux du côté du cinéma, de l’image-mouvement:  » l’image d’à côté est en fait l’image d’après« . Ainsi, une porte narrative s’entrouvre dans laquelle un Roland Topor s’est par exemple carrément engouffré à la faveur de strips assez drôles publiés dans Charlie Hebdo. Enfin, la grosse question soulevée par le Photomaton est celle de l’identité. Qu’est-il d’autre qu’une machine à créer de l’identité? A la nuance près que, si beaucoup d’individus se contentent de la bande recrachée par l’appareil, il n’en va pas de même pour les artistes qui entendent  » construire et déconstruire une identité sociale, éthique, sexuelle, communautaire, etc. « . Deux réactions possibles: les premiers veulent supprimer la mise en scène qui cache le « moi » profond, tandis que les seconds multiplient les mises en scène et les travestissements pour mieux faire apparaître ce fameux « moi » à la façon d’un dénominateur commun qui transcende les variations. On le voit, le Photomaton, qui a désormais inscrit sa grammaire au c£ur de l’histoire de la photographie, ne manque pas d’intérêt. En bonus, le Botanique fait place à deux initiatives en forme de compléments inédits à ce corpus d’images. On doit le premier à Vincen Beeckman. Durant les Nuits Botanique, le photographe a installé son « Fotomaton » -un dispositif nomade dans lequel la partie automatisée du processus est remplacée par le photographe en chair et en os qui discute avec les sujets avant de les photographier- dont il présente les clichés pour la première fois. Et le second à la présence sur place d’une véritable photocabine louée par la Joyeuse de Photographie et permettant à tout un chacun de se faire tirer le portrait pour… deux euros. l

DERRIÈRE LE RIDEAU. L’ESTHÉTIQUE PHOTOMATON, 236, RUE ROYALE, À 1000 BRUXELLES. DU 13/06 AU 19/08. WWW.BOTANIQUE.BE

TEXTE MICHEL VERLINDEN

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