Caroline De Mulder: « Une femme n’est pas une victime par essence! »

"Mon boulot en tant qu'auteure, c'est de prendre une tranche de réalité et de la sublimer." © FRANCESCA MANTOVANI / GALLIMARD
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Dans Manger Bambi, Caroline De Mulder fouille (encore) le sujet tabou de la violence féminine en mêlant gang de filles et « sugar daddies ». Un récit en forme de coup de boule: « La vie est une pute, faut la bouyave« .

Hilda, « Bambi pour son crew, à cause de ses yeux doux et de sa charpente légère, tout en pattes« , est, ce soir, « toute menue et ravissante, et maquillée à faire peur« . Elle porte « une robe swag mais pas trop reuche » et s’apprête, avec sa copine Leïla, à voler et violenter le « sugar daddy » du jour. Un pigeon aux bourses pleines qui croyait entretenir une petite étudiante et se payer sa chair pour qu’elle se paie ses études. Mais ce coup-ci, c’est elle « qui se le pécho« : « On est des mineures tu vois, et au pire, ça sera le centre fermé, mais au fond ça sera jamais pire que là où on est déjà« . Bienvenue dans le monde de l’écrivaine belge Caroline De Mulder et dans celui de Bambi, même pas seize ans mais déjà broyée, et de ses copines aussi violentes que pauvres, mais bien décidées à ne pas le rester: « On flambe, on claque, on se casse (…). La vie est une pute et on a même pas les thunes pour l’acheter. » Bambi et ses copines, ce sont « trois cannibales femelles qui se débattent dans un bain d’acide en éclaboussant tout et en n’aimant rien« . Un condensé de misère sociale, intellectuelle et familiale qui a transformé une petite fille en monstre de violence. « Une victime devenue bourreau redevenue victime d’elle-même« , comme nous l’a expliqué Caroline De Mulder, prix Rossel 2010 dès son premier roman (Ego Tango) et qui confirme avec Manger Bambi la singularité de ses univers et de sa voix -outre le fait d’être celle d’une Flamande, parfaite bilingue et qui n’écrit qu’en français. Sa colère sourde, aussi.

La violence, part d’humanité

« Au départ, je cherchais surtout à explorer le thème de la violence féminine, un tabou encore largement occulté, et peut-être encore plus aujourd’hui, à l’ère post-#MeToo où l’on représente quasiment exclusivement les femmes comme des victimes, entame l’auteure, dont l’arrivée dans la prestigieuse collection La Noire de Gallimard aura été retardée de plusieurs mois, pour cause de Covid. On leur refuse une part de violence, mais en faisant ça, on les prive aussi d’une part de leur humanité. C’est pour ça que je voulais mettre en scène une fille qui se défend, qui ne se laisse pas faire et qui rend coup pour coup. On peut ne pas l’approuver et on peut ne pas l’aimer, elle va effectivement commettre des choses vraiment répréhensibles, mais on peut essayer de la comprendre et ressentir de l’empathie. En tout cas, placer Bambi comme une victime d’office, c’est un peu misogyne: une femme n’est pas une victime par essence! Et Bambi est un personnage ambigu, complexe, décidé à sortir de la misère et surtout rempli de colère. Cette colère, c’est ce qu’il y a d’universel en elle, et j’y ai mis ma propre colère, qui n’a rien à voir, mais qui l’a rendue vivante. Et ce, au confluent de plusieurs phénomènes contemporains, comme les gangs de filles ou les sites de sugardating, qui n’est évidemment rien d’autre que de la prostitution. »

Caroline De Mulder:

Outre l’implacable violence dont va faire preuve la jeune Bambi, en permanence victime et bourreau à la fois, c’est surtout le langage déployé par Caroline De Mulder qui retient l’attention, et qui lui vaut sans doute de rejoindre avec ce roman la collection qui publia Raymond Chandler et Cormac McCarthy et, depuis sa résurrection l’année dernière, des auteurs comme Shelby Foote, Hervé Prudon ou Ron Rash. « Mon boulot en tant qu’auteure, c’est de prendre une tranche de réalité et de la sublimer, au sens presque alchimique du terme, pour la transformer en fiction. Or le phénomène des gangs de filles, dans les banlieues françaises, s’accompagne de tout un champ lexical. Et je me suis plongée corps et âme dans cette langue en m’amusant beaucoup. J’ai écouté beaucoup de rap français, j’ai passé des jours sur des forums, sur YouTube, partout où je pouvais l’entendre. Au final, ce fut presque comme écrire de la poésie, une langue orale, argotique, presque une scansion. Mais il fallait surtout que ça sonne vrai, que ce ne soit pas forcé ou caricatural. Cette manière de parler est aussi constitutive du personnage, de sa manière de penser et d’être. »

Des manières qui, là non plus, ne la rendront pas sympathique, « mais les personnages les plus aimables sont rarement les plus intéressants. Je ne voulais pas que les lecteurs aiment spécialement mon personnage. Je voulais surtout qu’ils n’aient pas envie de la lâcher! » Caroline De Mulder se défend en tout cas d’avoir commis un « vrai » roman de genre après Calcaire, Bye Bye Elvis ou Nous les bêtes traquées, dans lesquels la violence et la colère des femmes s’exprimaient déjà: « Ce n’est pas un livre de genre même s’il est très bien là où il est. Je suis très fière d’y être, mais ces catégorisations sont un peu vaines. Par contre, je ne suis pas sûre d’en avoir fini avec elle. J’ai envie de la connaître encore mieux, et peut-être de voir ce qu’elle va devenir. Mais ça dépendra aussi de l’accueil du public. » Celui-ci sera donc bien avisé de ne pas passer à côté de Manger Bambi: on en redemande, malgré la boule au ventre et le goût de bile en bouche.

Manger Bambi, de Caroline De Mulder, éditions Gallimard/La Noire, 208 pages. ****

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