Cannes, sans filtre: le bilan du festival de cinéma

Close © KRIS DEWITTE/Menuet
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Si le cinéma belge s’y est montré particulièrement à son avantage, le 75e festival de Cannes a laissé une impression en demi-teinte, à l’image d’un monde à la croisée des chemins. Bilan, interview et morceaux choisis.

Que retenir de la 75e édition du festival de Cannes, celle d’un retour à une certaine normalité après deux années marquées par la crise sanitaire que l’on sait? La question appelle des réponses nuancées: d’un strict point de vue cinématographique, l’impression d’ensemble est à un millésime en demi-teinte, constat que traduit éloquemment un palmarès quelque peu fourre-tout. À défaut d’un film fédérateur ralliant l’ensemble des suffrages -à l’instar du Parasite de Bong Joon-ho, ou encore, il y a une dizaine d’années de cela, de La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche-, le jury présidé par Vincent Lindon aura opté pour une Palme choc, en couronnant Triangle of Sadness, de Ruben Östlund, déjà primé il y a cinq ans pour The Square. Un choix éminemment discutable, le cinéaste suédois ne s’embarrassant guère de finesse dans cette satire (Sans filtre dans son titre français) d’un néocapitalisme arrivé à saturation, brocardé dans un mélange de cynisme, de complaisance et d’autosatisfaction particulièrement indigeste.

On lui aurait assurément préféré Close, de Lukas Dhont, le jeune prodige flamand -31 ans à peine- se consolant toutefois avec un Grand Prix (ex-aequo avec Stars at Noon de Claire Denis) venu récompenser une œuvre ultrasensible, assurément l’un des films-phares de ce millésime aux côtés du Broker d’Hirokazu Kore-eda, d’Armageddon Time de James Gray, ou encore de Leila’s Brothers de Saeed Roustaee, ces deux derniers curieusement absents au tableau d’honneur. Réussites auxquelles l’on ajoutera Tori et Lokita de Luc et Jean-Pierre Dardenne, qui, pour leur neuvième sélection en compétition, repartent avec le Prix du 75e, Le Otto Montagne, du couple Charlotte Vandermeersch-Felix van Groeningen complétant d’un Prix du Jury une moisson belge sans précédent.

Le Otto Montagne
Le Otto Montagne © National

Amitiés exceptionnelles

Ces trois films ont en commun de graviter autour d’une amitié d’exception, en quoi l’on verra l’une des thématiques centrales du festival. Celle, fusionnelle, entre deux préadolescents est mise à l’épreuve d’une société normative chez Dhont; celle, inaltérable, entre deux jeunes migrants leur tient lieu de refuge face aux épreuves du quotidien chez les Dardenne; quant à celle unissant les deux protagonistes des Huit Montagnes, elle se mesure au temps pour mieux questionner le sens de l’existence. Le motif est présent chez d’autres: James Gray, et son Armageddon Time, où il nourrit un récit d’apprentissage enivrant; Mario Martone avec Nostalgia, dont le drame présent se noue dans une amitié passée; Kore-eda et Broker, aussi, où de la rencontre de parias, trafiquants d’enfants et autre prostituée doublée d’une meurtrière, naît une étonnante famille recomposée. Cette famille qu’un Arnaud Desplechin explore sans relâche, son Frère et sœur faisant balancer ses protagonistes entre haine et amour, à l’instar d’ailleurs de ceux de la fratrie fantasque mise en scène par Saeed Roustaee dans Leila’s Brothers, ou encore du trio mère et fils d’Un petit frère de Léonor Serraille.

La réalisatrice française y travaille encore le thème de la transmission, commun à un nombre appréciable de films, toutes sections confondues. La fable musicale L’Envol, de Pietro Marcello, par exemple, dont l’héroïne y puise le sésame pour son indépendance; le grinçant When You Finish Saving the World, de Jesse Eisenberg, dont les protagonistes, mère et fils, se révèlent empêtrés dans les mêmes contradictions; le délicat Le Bleu du caftan, de Maryam Touzani, où elle renvoie à la préservation d’un savoir; le mélancolique Aftersun de Charlotte Wells, aussi, où ce n’est que la distance du temps qui permet d’en prendre la mesure. Comme, du reste, chez van Groeningen et Vandermeersch. Cela, tandis que Valeria Bruni Tedeschi envisage cette transmission d’un point de vue littéral dans Les Amandiers, où elle revisite ses années Chéreau, tandis que Tarik Saleh s’arrête, pour sa part, sur l’enseignement à l’œuvre dans la prestigieuse université coranique d’Al-Azhar, au Caire, dans un Boy from Heaven où il manie habilement les figures du thriller religieux façon Le Nom de la rose.

Triangle of Sadness
Triangle of Sadness © National

La vie d’artiste

Boy from Heaven est un film résolument en prise sur le présent, dont la sélection, perméable à l’air incertain du temps, offre un reflet plus ou moins pénétrant: immigration chez les frères Dardenne ou Léonor Serraille; xénophobie chez Cristian Mungiu (R.M.N.), Rachid Bouchareb (Nos frangins, autour de l’affaire Malik Oussekine) ou Rodrigo Sorogoyen (As Bestas); condition de la femme sous diverses latitudes chez Kirill Serebrennikov (Tchaikovsky’s Wife), Ali Abbasi ( Holy Spider) ou Marie Kreutzer (Corsage); capitalisme débridé chez Ruben Östlund; homosexualité refoulée et préjugés homophobes chez Maryam Touzani ou Lukas Dhont; euthanasie systématisée chez Chie Hayakawa (Plan 75); exercice du pouvoir chez Albert Serra (Pacifiction); l’on en passe, et de plus optimistes parfois, comme chez Pietro Marcello et Hirokazu Kore-eda dont L’Envol et Broker inventent de nouvelles solidarités.

D’autres s’en remettent au pouvoir de la création comme hypothétique planche de salut. C’est le cas, par exemple, de Michel Hazanavicius dans l’euphorisant Coupez!, comme de Valeria Bruni Tedeschi chez qui l’art et la vie se confondent en une partition écorchée. Le jeune héros de James Gray préfère pour sa part la tangente artistique au chemin tout tracé que d’autres lui destinaient. Cette tangente qu’a résolument empruntée la sculptrice du Showing Up de Kelly Reichardt, qui désacralise la vie d’artiste, tandis que le couple de Crimes of the Future de David Cronenberg creuse dans ses performances comme la métaphore du monde. Et qu’un Park Chan-wook cisèle, dans Decision to Leave, le modèle abstrait d’un cinéma replié sur lui-même en un geste esthétique souverain, dût-il disparaître dans un ultime plan crépusculaire.

Tori et Lokita
Tori et Lokita © National

L’on n’en est pas encore là, bien sûr, même si l’humeur générale sur la Croisette tendait plutôt à la morosité sur arrière-plan d’une reprise de la fréquentation des salles se faisant désirer, une sélection de qualité mais sans grand éclat n’aidant pas non plus il est vrai. Le plus grand festival de cinéma au monde est d’ailleurs apparu à la croisée des chemins, qu’il ose un mélange des genres inédit en laissant Volodymyr Zelensky intervenir lors de sa cérémonie d’ouverture. Ou qu’il étale ses contradictions en se targuant d’être écoresponsable tout en faisant tonner la Patrouille de France dans le ciel cannois pour la venue de Tom Cruise – écho nostalgique sans doute d’une époque pas si lointaine où des stars de ce calibre foulaient le tapis rouge chaque soir pour ainsi dire. Sans même parler des conséquences d’une ligne éditoriale rigide qui a vu le concurrent vénitien s’engouffrer dans la brèche ouverte par le bannissement de Netflix sur la Croisette. Et profiter de son statut de rampe de lancement idéale en vue des Oscars pour s’imposer comme un rendez-vous toujours plus prisé du calendrier cinématographique international…

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