BLACK MIRROR

© ANTOINE DOYEN

DANS UN RÉCIT ÉMOUVANT ET ÉDIFIANT, LE PENSEUR TA-NEHISI COATES RACONTE SON ENFANCE DANS UN QUARTIER DIFFICILE DE BALTIMORE. ET COMMENT IL A ÉCHAPPÉ À LA MALÉDICTION QUI FRAPPE SON PEUPLE.

Les aléas de l’édition nous obligent parfois à découvrir l’oeuvre des écrivains non francophones à l’envers. Ainsi de Ta-Nehisi Coates, figure intellectuelle de premier plan aux États-Unis, entré sur le territoire français l’an dernier avec un brillant essai en forme de lettre à son fils -auréolé du National Book Award en 2015- sur la place et le rôle des Noirs dans une société américaine taillée sur mesure par et pour les Blancs. Un procès à charge mené par un brillant procureur puisant dans ses propres expériences les ingrédients d’une pensée identitaire évoluant au gré des rencontres et des désillusions (comme la mort d’un proche sous les balles de la police). Le succès d’Une colère noire (éditions Autrement) nous vaut aujourd’hui une deuxième fournée avec un titre paru en 2008, Le Grand Combat, relatant la jeunesse de Coates dans l’un de ces quartiers inhospitaliers de West Baltimore sanctifiés par la série télé The Wire. Un récit autobiographique livrant les clés d’une personnalité complexe qui mettra du temps à entendre la voix de la Conscience, celle-là même qu’il tentera de transmettre à son fils quelques années plus tard dans son best-seller.

« À cette époque, Baltimore était la proie de factions, divisée en gangs qui prenaient le nom de leur quartier. Ceux de Walbrook Junction régnaient en maître, jusqu’à ce qu’ils se heurtent à North et Pulaski, une bande de lâches sans vergogne, le genre à te mettre la honte devant ta meuf. » Nous sommes en 1986 et la situation dans les ghettos américains est catastrophique. Le crack fait des ravages, atomise les familles, laissant les enfants livrés à eux-mêmes dans des rues transformées en supermarchés de la drogue. La moindre altercation peut dégénérer. « Si vous aviez le malheur de marcher sur une Puma en daim, c’était le jihad« , raconte l’auteur avec un humour légèrement désabusé.

Le jeune garçon, mal à l’aise dans son corps, a un avantage sur les autres: son père n’a pas déserté le foyer. Ce n’est certes pas un saint -il a eu sept enfants de quatre femmes différentes et « avait le don de blesser les gens sans s’en rendre compte« – mais Paul Coates a toujours assumé son rôle. Même si cet ancien cadre des Black Panthers a une idée très personnelle de l’éducation à donner à sa progéniture. « Mon père avait déclaré la guerre au destin. Il élevait des soldats tout-terrain. » La ceinture dans une main pour les punir quand ils s’écartent du droit chemin, les textes sacrés de Richard Wright, James Baldwin ou Malcolm X, son mentor, dans l’autre pour les guider vers la Conscience, cet état de lucidité qui permet de voir le modèle américain sous son vrai jour raciste et ségrégationniste. Un modèle verrouillé de l’intérieur. Voilà pourquoi l’ex-militant, qui travaille à l’université Howard -La Mecque pour la communauté afro-américaine-, veut faire sauter le verrou en prônant la révolte par la connaissance, proposant une autre vision de l’Histoire à travers les textes oubliés ou méconnus publiés par sa maison d’édition, Black Classic Press.

L’autre figure marquante de cette enfance gangrénée par la peur -de se faire dérouiller, de se promener seul, de ne pas être à la hauteur en cas de coup dur…- c’est le grand frère Bill. Il va le protéger, lui servir de modèle et surtout l’initier au rap naissant, à la verve de Doug E. Fresh et aux psaumes ravageurs des Beastie Boys. Expert de la Connaissance, cet art de se mouvoir sans dommage dans l’espace urbain, il complète la formation du jeune Ta-Nehisi. « La Connaissance était dispensée par des professeurs dressés sur des estrades invisibles à tous les coins de rue. » Leurs « cours » portent aussi bien sur la géométrie appliquée à l’inclinaison de la casquette de base-ball que sur la théorie évolutive des blagues auxquelles on pouvait rire et du nombre de décibels autorisés. En dehors de la Connaissance et la Conscience, point de salut.

Don’t believe the hype

« Les conscients savaient que la race tout entière était menacée de naufrage, que nous nous étions libérés de l’esclavage et de la ségrégation, mais pas des fers de l’esprit. » Lentement mais sûrement, cette idée fait son chemin, consolidant une prise de conscience identitaire cimentée par la musique. « Chaque morceau était une leçon d’histoire décousue« , se souvient l’intellectuel. « Il était temps de racheter ces années d’abjection, de reprendre les armes et de se comporter en hommes. » Chuck D ou KRS-One seront les généraux de cette nouvelle bataille. C’est d’ailleurs à cette époque qu’il fait la connaissance d’un certain Tupac Shakur, ado pas encore célèbre qui accompagne sa mère Afeni Shakur, militante emblématique des Black Panthers -Chuck D chante même ses louanges sur le titre Rebel Without a Pause– et amie de longue date du paternel.

Ne pas céder à l’illusion du changement est d’autant plus difficile que certains Noirs ont pactisé avec l’ennemi. « Je parle de la pop industrielle de Whitney, de Richard Pryor transformé en joujou. À croire que Parliament n’avait jamais existé, James Brown jamais percé. » Mais l’heure du réveil a sonné. De La Soul, A Tribe Called Quest et les autres délaissent les poses bling-bling et gangsta pour hisser les couleurs du panafricanisme, louvoyant entre fierté noire et plaidoyers pour cesser l’autodestruction. De quoi raffermir un peu son manque d’assurance et l’inciter à dévorer la bibliothèque de son père.

Un récit âpre et édifiant, à la fois traité de sociologie et roman d’apprentissage, qui décrit de l’intérieur les mécanismes d’oppression inscrits dans l’ADN des États-Unis. De quoi mieux comprendre la psyché américaine comme l’impuissance d’Obama à changer le cours des choses pour la communauté noire.

LE GRAND COMBAT, DE TA-NEHISI COATES, ÉDITIONS AUTREMENT, 270 PAGES.

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TEXTE Laurent Raphaël

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