Serge Coosemans

Bienvenue à Scarfolk, où c’est tous les jours 1979

Serge Coosemans Chroniqueur

Mini-débat: quel intérêt autre que vénal une production née sur Internet a-t-elle à se retrouver transposée en bouquin? Recommandation: le blog Scarfolk Council, le livre qui en est tiré et sa version télévisée. Pop-culture et carambolages, c’est un Crash-Test S01E21 en deux temps que nous propose cette semaine Serge Coosemans.

Quel intérêt autre que vénal une production née sur Internet peut-elle avoir à être transposée en bouquin, à se retrouver en librairies? On sait que le papier valide toujours le discours, qu’au niveau de la carrière, l’ouvrage en librairies pèse aussi davantage sur le CV que les années passées à gérer un blog. Pourtant, souvent, on perd indéniablement au transfert. Une certaine ambiance, les joies du direct, les commentaires et les déclinaisons sur Twitter et Facebook aussi, qui ne tiennent pas toujours du superflu et de l’encombrant, il faut bien l’admettre. Comment par ailleurs ne pas suspecter l’arnaque quand il s’agit de faire payer quelque-chose qui était déjà gratuitement accessible sous une autre forme?

Transformer l’immatériel en objet, c’est utile quand l’objet livresque en question est par exemple un recueil de photos, comme le très marrant Belgian Ugly Houses ou l’album sur les rues de Bruxelles au petit matin par Thomas Gunzig, dont les contenus gagnent forcément en clarté et en beauté par rapport aux gros pixels de leurs versions Web. Par contre, s’il s’agit juste d’imprimer des textes pas forcément fignolés ayant déjà bien vécu sur le Net afin de leur accorder une poussive et hypothétique deuxième carrière auprès d’un public non connecté, n’est-ce pas un peu trop dénaturer les choses? N’est-ce pas aussi un peu con d’espérer que les 10 secondes de LOL nées d’une bonne grosse accroche déconnante du Gorafi ayant déboulé sans prévenir sur les réseaux sociaux passe, par exemple, le cap de l’imprimé, où la même vanne agit pourtant à un autre niveau, à une autre vitesse, obéit à d’autres réflexes, s’inscrit dans une forme différente de rire?

Perso, pour le moment, c’est tout vu: j’ai tendance à considérer les bouquins tirés de blogs ou compilant des tweets comme étant à l’industrie littéraire ce que les paquets de chewing-gum aux caisses des supermarchés sont à la grande distribution. Il n’est toutefois pas exclu que cette vision change un jour. En fait, j’espérais même qu’elle change ce dimanche, m’étant commandé chez un fournisseur anglais le bouquin Discovery Scarfolk, un ouvrage tiré du blog Scarfolk Council, donc.

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Internet est rapide, disais-je, mais parfois on se fait plus vite servir une bière à Dinant qu’on ne reçoit ce qu’on a demandé au réseau. J’aurais dû réceptionner mon bouquin vendredi mais là, il est comme du vomi de hooligan, quelque part au milieu de La Manche à flotter vers Bruxelles. Quoi qu’il en soit, cela fait un an ou deux que j’ai découvert Scarfolk sur le web, un blog que je trouve plaisant et même intriguant, auquel je reviens par intermittence. Le site a été adapté en livre fin 2014 et plus récemment, comme annoncé le 9 janvier sur les réseaux sociaux, il est aussi question d’en tirer une émission télévisée, mais je n’ai pas très bien compris si par télévision, on entend dans ce cas la production de petites capsules vidéo sur YouTube ou un véritable mockumentaire télé, dont l’écriture avait été annoncée il y a déjà quelques mois mais qui n’a, du moins à ma connaissance, toujours pas été tourné.

Le blog de Scarfolk est censé être celui de la mairie d’une ville imaginaire du Nord-Ouest de l’Angleterre, dont la particularité est d’être restée calée dans un vortex temporel qui la condamne à vivre d’éternelles années 70. L’annonce donne le ton: « Ici à Scarfolk, les rituels païens se mélangent ouvertement à la science; l’hantologie (1) est à l’école un sujet obligatoire et tout le monde se doit d’être au lit à 20h00 parce qu’on y souffre perpétuellement d’une légère fièvre. » La priorité de la municipalité est de protéger ses habitants de la rage, elle produit également énormément d’affiches avertissant la population des dangers mortels présentés par les bandes d’enfants errants. Les posts les plus récents font quant à eux la publicité pour les nouveaux produits médicaux dérivés de la franchise Star Wars, parmi lesquels la sonde anale et le cathéter R2-D2. Bref, c’est à la fois une satire mélangeant étrangeté dérangeante et grosses blagues potaches, un hommage à la science-fiction dystopique et paranoïaque, une parodie de site touristique mais aussi et surtout un travail de fond sur le rapport aux souvenirs et à une certaine idée de la vie dans l’Angleterre des années 70 (qui n’était pas si différente que ça de celle en Belgique, by the way).

Interrogé par la presse, « le Maire de Scarfolk », en fait un designer de Manchester du nom de Richard Littler, tient un discours très sérieux quand il s’agit d’expliquer sa démarche. Il est selon lui manifeste que si la plupart des gens associent aujourd’hui les seventies au disco aux pattes d’eph’ et à Fonzie, le héros cool et marrant de la série Happy Days, en réalité, les années 70 étaient beaucoup plus sombres et même irresponsables. Littler répète souvent qu’un enfant pouvait alors s’asseoir devant la télévision, en plein après-midi, et tomber sur un documentaire traumatisant sur la guerre nucléaire ou des procédures médicales extrêmes. Même les séries plus spécialement destinées aux gosses comportaient souvent des épisodes brutaux et des séquences cruelles et flippantes, généralement illustrées par une musique électronique le plus souvent elle-même génératrice d’inconfort et de pensées morbides. Littler semble surtout marqué par « des attitudes sociales dégueulasses, notamment au niveau du racisme, de l’homophobie et de l’éducation » et, de façon plus légère, se souvient en rigolant que même certains journaux dits sérieux accordaient une place prépondérante à l’occulte et au paranormal, publiant beaucoup d’articles sur les poltergeists, la sorcellerie et les combustions spontanées. Voilà donc le background sombre à la base de Scarfolk, un site à l’humour très noir, souvent cruel envers les gosses, mais aussi socialement critique et même politisé, au fond relativement proche du ton du street-artist Banksy.

Depuis devenu une véritable pompe à clics, le blog a été lancé en février 2013 et Littler n’en attendait pas grand-chose, s’étonnant même de voir louée sa création par des auteurs reconnus comme Ian Rankin et Warren Ellis, ainsi que par la chroniqueuse Caitlin Moran. Scarfolk a surtout fait le buzz en publiant l’abominable couverture d’un manuel de cruauté envers les enfants soi-disant sorti durant les années 70 chez Penguin Books. Dans la foulée, la vénérable maison d’éditions a été très étonnée de recevoir pas mal de commandes pour ce bouquin inexistant, anecdote qui a été fort médiatisée et a amené vers le blog une foule de curieux, en séduisant pas mal au passage. Dans ses meilleurs moments, Scarfolk, qu’on aurait tort de prendre pour un truc réservé aux initiés et aux branchés, joue en effet sur des souvenirs et des clichés partagés par beaucoup d’enfants de ces années-là, pouvant donc toucher énormément de monde, une génération entière. Ses idées et son ton rappellent également la série Le Prisonnier et des films cultes comme Les Damnés de Joseph Losey et The Wicker Man de Robin Hardy. Qui étaient de très bonnes séries B et c’est au fond peut-être bien ça que sont ou que devraient être les meilleurs bouquins tirés de blogs. De très bonnes séries B. Oui, c’est un compliment.

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(1) L’hantologie est un courant artistique datant d’il y a une vingtaine d’années en comptant large, ayant été médiatisé il y a 10 ans et principalement axé sur la réinterprétation et la manipulation de réminiscences du passé; comme des bandes sonores de vieilles séries scientifiques, des pictogrammes et des jingles institutionnels et des souvenirs de films et séries télévisées cultes.

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