Betty: une 2e saison sous le signe de la résilience et du sens de la communauté

Honeybear (Moonbear), Indigo (Ajani Russell), Kirt (Nina Moran) et Janay (Dede Lovelace). Elles sont cinq avec Camille (Rachelle Vinberg) à former la bande de filles la plus cool et attachante du moment, et à resserrer les rangs pour faire face aux événements douloureux de 2020.
Nicolas Bogaerts Journaliste

La nouvelle saison de Betty, toujours ancrée dans un langage férocement féministe, stylisé et frondeur, conjugue drames intimes et tragédies globales (Covid, racisme) pour retrouver le sens du collectif.

La première saison de Betty, créée pour HBO en 2020 par Crystal Moselle dans la continuité de son film Skate Kitchen (2018), dépassait les figures imposées de l’émancipation urbaine: sexe, cannabis, franc-parler, hollies sur le bitume new-yorkais. Janay, Honeybear, Kirt, Camille et Indigo forment depuis lors un crew qui se débat avec les stéréotypes de genre, faisant des filles des anomalies sur les rampes de skate, qui ne méritent alors que le surnom méprisant de « Betty ». Leur réappropriation de ce sobriquet, comme des formes de langage crues, leur a permis d’occuper ces territoires, d’y imposer leur présence et leur style, sur fond d’esthétique Instagram et TikTok, de narcissisme inoffensif mais assumé. La deuxième saison fait le lien entre liberté chèrement acquise, perte d’illusion, de respect de soi, et nécessité de faire communauté dans une ville, New York, dévorée par les traumas du Covid (les rues sont presque vides, les masques sous le menton) et les violences raciales dont George Floyd est devenu le symbole tragique, tag omniprésent sur les murs longés par le quintette à roulettes.

Être de meilleur.e.s allié.e.s

Depuis sa chambre d’hôtel reliée par Zoom, Dede Lovelace, qui joue Janay, cheville ouvrière de la bande, flanquée de Kabrina Adams (Honeybear) et Nina Moran (Kirt), revient sur les premières idées de série partagées avec Crystal Moselle dans le sillage de Skate Kitchen:  » On a couché sur papier tout un tas d’idées qu’on voulait exprimer, en tant que nanas dénigrées sur les rampes de skate. On n’avait pas tout de suite compris à quel point c’était un sujet important, qu’il fallait prendre au sérieux. Beaucoup d’autres personnes, dans d’autres domaines, sont aussi aux prises avec des formes d’exclusion systémique mais ne bénéficient pas de la même chambre d’écho que nous: un storytelling, une plateforme. » Kabrina Adams, aka Moonbear, raconte un mode de narration aux frontières de l’autofiction, mais qui s’ouvre vers les tourments de l’Amérique:  » Notre gang de filles est toujours la source d’inspiration. En revanche, il ne s’agit plus uniquement de nous, mais de toutes celles et ceux qui sont sous-représentés. Très vite, on a senti que ce qui était dépeint nous dépassait largement, sans trop savoir comment le raconter parce que c’est une sacrée responsabilité. »  » C’est toujours notre univers, reprend Dede, et c’est précisément pourquoi il fallait à tout prix éviter les caricatures, les exagérations. »

 » Ce qu’il faut absolument pour changer les représentations, c’est changer de perspective, intervient Nina Moran. Imaginer ce que c’est que d’être une femme au quotidien, dans n’importe quelle situation, qu’elle bosse ou marche dans la rue, imaginer ce que vivent celles et ceux qui sont exclus, mal ajustés, discriminés, invisibles. » Elle fait une pause…  » Et puis les mecs doivent laisser tomber leur cape de protecteurs. On a plutôt besoin de mecs, d’alliés, qui prennent la parole et aillent causer à leurs semblables pour leur ouvrir les yeux et l’esprit, leur expliquer ce que tout le monde devrait savoir, en fait. » Dede poursuit, songeuse:  » Peu importe l’endroit où vous vous trouvez, qui vous êtes et ce que vous y faites, ne pas vous y sentir bienvenues, c’est clairement pas agréable, ça fait mal. Avoir un espace pour exprimer ça, montrer ce qui se passe, nous permet aussi de comprendre ce que d’autres personnes, dans d’autres situations, traversent elles aussi comme rejet. C’est important d’être capables de ressentir l’impact de nos actions envers les autres, d’apprendre à être de meilleur.e.s allié.e.s, individuellement et collectivement. Si on ne lève pas le tabou sur ces questions d’exclusion et d’invisibilité, si on évite d’en parler, elles ne feront que se déployer dans l’indifférence. D’un point de vue humain, c’est parfaitement contre-productif. »

Norme hétéro

Les membres du crew poursuivent sur la lancée initiée en première saison, mais les développements ultérieurs ne sont pas exempts d’obstacles plus complexes à éviter qu’une bordure. Camille (Rachelle Vinberg) poursuit sa quête de reconnaissance pro dans un monde du skate qui continue de regarder les filles comme des faire-valoir et non des partenaires crédibles au sein d’un écosystème viable. Une scène dans un shop où elle accompagne un ami en quête de sponsors est non seulement édifiante, mais carrément jouissive quand Camille retourne la situation, d’un sexisme crasse, à son avantage. Beaucoup moins cynique mais plus acerbe que durant la première saison, elle troque son besoin abyssal et destructeur de reconnaissance pour une loyauté sans faille envers ses copines. Kirt, un des personnages les plus intrigants de la série, doit beaucoup à la personnalité slacker de l’actrice Nina Moran. Quand elle se lance dans une brève mais cinglante masterclass sur le harcèlement de rue face à deux freluquets, elle ne laisse le soin à personne de la mener par le bout du nez. Pourtant, ce personnage citadin pur et dur amené à s’aventurer hors de la ville et de sa zone de confort finira par laisser ses cuirasses se fendiller sur une histoire sentimentale.

Dans les rues de New York frappées par la pandémie et les secousses politiques des émeutes raciales, ces adeptes du skate ne laissent personne tracer leur itinéraire à leur place.
Dans les rues de New York frappées par la pandémie et les secousses politiques des émeutes raciales, ces adeptes du skate ne laissent personne tracer leur itinéraire à leur place.

De son côté, la vie upper class d’Indigo tourne à l’aigre. Si elle laisse dans la série l’impression d’un personnage flamboyant prêt à rejoindre les pages glacées d’un magazine de mode, ses choix professionnels cachent mal une souffrance que nourrit une famille parfaitement dysfonctionnelle et déconnectée des besoins essentiels. Oscillant entre provocation et mise en danger, elle se propose à des Sugar Daddies. Le cauchemar dont elle doit se relever permet de nous rappeler que les tragédies collectives telles que la pandémie, si effroyables soient-elles, ne parviennent pas à occulter les difficultés endémiques du « monde d’avant », bien au contraire. Parmi elles, la question du couple, de son modèle omniprésent, de sa norme hétéro. C’est le personnage d’ordinaire plus effacé de Honeybear (Moonbear) qui en fait la plus déroutante expérience cette saison. Alors qu’elle vient de sortir du placard, sa relation avec sa petite amie Ash (Katerina Tannenbaum) montre tous les signes de la décontraction et des joies simples. Presque insensiblement, leur désir d’explorer le polyamour remet les craintes et les insécurités au centre du jeu et donne lieu, par la même occasion, à certaines des plus belles scènes de la saison.  » Mon personnage est très proche de qui je suis, confie l’actrice. C’est assez étonnant parce que je n’ai pas donné beaucoup d’indications sur ma situation amoureuse, mais le parcours de Honeybear et les difficultés qu’elle rencontre ressemblent assez étrangement à ce que j’ai vécu. »

Sens de la communauté

L’exclusion, l’isolement, la peur du rejet (social ou amoureux) sont, derrière l’humour et l’apparente légèreté, au coeur d’une saison où le collectif prend de plus en plus de sens. C’est le cas pour Janay, chargée de trouver un nouveau lieu après que les filles ont été éjectées de leur rampe pour cause de Covid et se retrouvent sur le carreau. Son sens de l’organisation dépasse visiblement la nécessité matérielle de se trouver une nouvelle aire de jeu. Il s’agit, alors qu’elle trouve un entrepôt comme point de ralliement, de redéfinir les prémices d’une communauté qui entend survivre à l’éclatement du sens commun et à la crise économique nés du confinement. Elle y installe le service de livraison de plats pour seniors de son oncle, cloué sur son divan d’inactivité depuis des mois. Les contrariétés sont au rendez-vous, immanquablement, mais la manière avec laquelle elle mène de front la plupart des tâches qu’elle s’assigne lui confère une nouvelle aura qui rejaillit sur l’ensemble.

Derrière ce sens de la communauté, il y a une manière de panser les plaies d’une population malmenée par la pandémie et, plus spécifiquement encore, par la vague de protestation née de l’assassinat de George Floyd. Le sentiment d’impuissance face à l’adversité a trouvé sa parade dans l’investissement, à petite ou grande échelle, pour des causes locales, du troc, du système D, l’implication citoyenne et politique, la distribution solidaire de masques ou de biens de première nécessité. Des gestes d’activisme local observés un peu partout, depuis près de deux ans, de New York à Bruxelles.  » Si je dois retenir une chose que mon personnage de Janay m’a apprise, cette saison, c’est de ne plus jamais être aussi dure envers moi. Je n’ai que 22 ans et je me prends trop la tête. Je me mets beaucoup de pression pour ne pas faire trop de gaffes dans la vie. Mais d’un autre côté, c’est important d’en faire pour apprendre. C’est en tentant des trucs, en étant dans l’action que Janay, et moi par la même occasion, avons appris à aller de l’avant, à sortir la tête du nombril, même de façon imparfaite, pour être présentes, ici, maintenant. »  » C’est OK de se planter, reprend Nina Moran, tant que ça te permet de te recentrer sur toi, de faire attention aux autres, et de rester honnête. »

Même dans une société en mode survie, les joies et les pleurs, les contradictions et les choix radicaux ont toute leur place. On aura beau jeu de reprocher à Janay et sa bande leurs vanités Instagram, leur respect à géométrie variable des gestes barrières (fêtes, rassemblements) et des règles sanitaires quand elles réclament toujours plus de respect pour elles-mêmes et la communauté qu’elles tentent de reconstruire avec les moyens du bord. On songe alors à Greta Thunberg, aux reproches indignes formulés à son encontre et celle de la jeunesse manifestante. Dans leurs têtes caressées par le vent des rues de New York, leurs pensées prennent d’autres chemins, comme l’exprime Moonbear:  » Quand tu grandis, tu fais avec ce que le monde autour te donne. Et là, c’était la pandémie. Poursuivre notre histoire en faisant comme si elle n’existait pas, ça aurait été tellement fake (rires). C’était aussi important de pouvoir fixer à l’image à quoi ressemble alors le quotidien pas uniquement dans notre univers à nous, mais dans le monde tel que nous l’expérimentons toutes et tous, ensemble. Pas en parlant du Covid en tant que tel, mais en montrant le plus honnêtement possible comment on vit avec ça, puisque tout le monde vit avec ça. L’ignorer aurait été ignorer le réel. »

Toutes ensemble

Betty, saison 2

La culture du skateboard aura été un fer de lance dans le ventre d’une société encore bouffie de préjugés, de stéréotypes, pour porter la lumière sur les populations marginalisées et la jeunesse invisible. Un jour, il faudra compter la série Betty dans la même liste que Kids de Larry Clark (1995), les documentaires Dogtown and Z-Boys (2001, narré par Sean Penn) et le plus récent All the Streets Are Silent de Jeremy Elkin (2021), sur la rencontre entre skateboard et hip-hop. Janay, Honeybear, Camille, Kirt et Indigo continuent de s’affirmer sur le circuit skate de la Grande Pomme, bousculent les codes hétéros et les stéréotypes masculinistes, portées par des musiques urbaines châtoyantes, une réalisation fluide et une narration au plus près des mots et des préoccupations personnelles des actrices. La nouvelle saison porte des notes plus tragiques, montre les effets de la pandémie et des émeutes de juin 2020, dans la foulée du mouvement Black Lives Matter, sur les psychés. Mais en explorant ces traumas collectifs, Crystal Moselle et sa bande ne se détournent pas des préoccupations intimes et cruciales des personnages. Elles accordent un soin particulier à articuler avec un mélange de tendresse et de rugosité toutes les contradictions, les désinvoltures et les aspirations qui collent à des filles de 20 ans et plus. En expérimentant les zones poreuses entre individualité et collectivité, Betty offre un somptueux guide de survie en période de troubles, où drame et joie peuvent cohabiter dans le même élan vital.

SÉRIE HBO Créée par Crystal Moselle. Avec Dede Lovelace, Moonbear, Nina Moran. À partir du 26/08 le jeudi à 20h30 sur Be 1.

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