Barbara, à rebours des biopics classiques

Barbara, une évocation poétique de la chanteuse. Avec Jeanne Balibar. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Mathieu Amalric livre, avec Barbara, le portrait en pointillés de la chanteuse, habitée par une Jeanne Balibar en mode funambule. Un film vertigineux.

L’on n’attendait guère Mathieu Amalric, l’auteur du Stade de Wimbledon et de Tournée, parmi d’autres, sur le terrain du biopic. Sauf que sa Barbara n’a rien d’une biographie filmée classique, n’était peut-être son titre – réminiscent de La Môme, Cloclo ou Dalida d’inégale mémoire-, dont il précise toutefois voir dans sa simplicité même une manière, pour chacun, de pouvoir « garder sa Barbara ». Mystère compris donc, soit la ligne de force d’une oeuvre traçant le portrait en pointillés de la chanteuse, sorte d’antibiopic préférant à l’accumulation des faits la succession des impressions. Un film éminemment personnel en définitive, auquel rien, pourtant, ne prédisposait l’acteur-réalisateur: « Un ami à nous, Jeanne (Balibar) et moi, le cinéaste Pierre Léon, grand barbarophile, a fantasmé un film autour de Barbara pendant huit ans, avec Jeanne déjà. Peut-être n’a-t-il pas lancé sa flèche au bon moment, je ne sais pas, et un jour, il y a deux ou trois ans, il m’a proposé de prendre le relais: « Et si tu essayais toi, parce que nous, on est cuits… » Je me suis retrouvé avec une chose à laquelle je n’avais absolument pas pensé: jamais je n’aurais imaginé pouvoir être attiré par le genre biopic, ni même le genre « époque ». Mais il y avait Jeanne. Nous avons fait beaucoup de choses ensemble et c’était amusant de passer par Barbara, qui est comme un personnage de fiction pour nous. Et qui pouvait donc être un terrain de jeu où Jeanne puisse s’amuser, explorer, parce que le biopic peut très vite s’avérer une prison pour une actrice ou un acteur, et n’être que dans des questions de singerie ou de mimétisme… »

Actrice-diva et réalisateur fétichiste

Barbara
Barbara © DR

Ne pas tomber dans les pièges du biopic, l’écueil était de taille cependant -à la mesure du mythe de Barbara-, et Amalric confie bien volontiers avoir songé plus d’une fois à renoncer. Le salut viendrait d’un dispositif tenant parfois de la panacée, mais utilisé ici à bon escient: le film dans le film. Et le ton de se faire plus exalté, alors qu’il évoque plus avant la mise en abyme au coeur de sa Barbara, et voyant une actrice-diva, Brigitte, se préparer à interpréter la chanteuse de L’Aigle noir sous la houlette d’un cinéaste à la timidité fétichiste (que Mathieu Amalric n’a laissé à personne d’autre le soin d’interpréter, allant jusqu’à lui donner pour patronyme le nom de jeune fille de sa mère, Zand). Procédé permettant de transformer les contraintes du biopic en moteurs du récit, en creusant une matière meuble: « C’est beau, quelqu’un qui cherche une chanson, des notes, des mots. Et c’était possible avec Barbara parce que pendant treize ans, elle n’a pas écrit une chanson à elle, mais n’a chanté que celles des autres. C’était une silhouette qui s’était coupé les cheveux très courts et s’était créé un masque, presque de conte de fées, une typologie, planquée derrière son piano (…). D’où ce moment avec Béjart expliquant qu’elle s’est levée, s’est mise à danser et s’est trouvée. Du coup, elle a trouvé des mots qu’elle a osé mettre sur ces accords qu’elle zinzinait au piano. Ne connaissant pas le solfège, elle allait dans des zones où un musicien averti n’oserait pas s’aventurer, créant des dissonances et son « rubato ». Il y a là quelque chose de la suspension, et Jeanne pouvait y inventer, comme une funambule, des troubles d’invocation, de possession, de réincarnation, à travers toutes les ruses chimiques ou numériques du cinéma… »

Parler de grand numéro ne restituerait qu’imparfaitement ce qui se joue à l’écran, actrice et « modèle » semblant se confondre, pour aspirer le spectateur dans une autre dimension. De l’aveu même de Mathieu Amalric, le film aurait été impensable sans Jeanne Balibar, avec tout ce que sa présence pouvait charrier : « C’est à ça que je me suis accroché, parce que biopic, film d’époque, Barbara, mais laissons-la tranquille, quoi! N’allons pas ouvrir sa tombe parce que c’est tout de même ça, le biopic. Donc, comment faire? Il y avait notre vie, nos souvenirs, cette chose proustienne de notre vie passée, nos enfants, notre séparation, notre souffrance, le fait qu’on n’ait pas raté nos vies. Peut-être que ce film nous a permis d’être à nouveau dans un présent tous les deux, par son travail, le travail musical fou qu’a fait Jeanne, et puis cette espèce de connexion. » Protégés, sourit-il, par Barbara : « Il y avait cette espèce de mythologie française entre nous, qui ne ressemble en fait pas du tout à Jeanne… »

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Le scénario boîte à outils

Traversé par cet inconscient intime, Barbara gagne encore en mystère, se dérobant à toute tentative de classification. Et le film, évocation poétique de la chanteuse, est aussi autre chose, s’inscrivant au coeur du processus créatif. « Ce qui a dû m’attirer, c’est la naissance des chansons, beaucoup plus que d’essayer de plaquer une vérité sur un être après-coup, comme souvent le biopic a tendance à le faire, soupèse Amalric. Mais c’est très difficile, ce mot de création qu’on n’entend jamais sur un plateau parce que si on fait du cinéma, il n’y a pas cette idée de création; on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a et avec le temps qu’on a, et c’est beau que ce soit si impur ». S’y greffe une certaine idée de la liberté, aussi, pour un résultat tenant de l’hybride stimulant, puzzle imbriquant des pièces diverses, archives et reconstitutions, éléments biographiques et vision fantasmée -ce dernier postulat renforcé par le personnage du réalisateur de fiction, Yves Zand, dont l’obsession lorgnerait du côté de Vertigo.

Mathieu Amalric
Mathieu Amalric© DR

Zand, Mathieu Amalric confie dans une digression avoir pensé l’étoffer de quelques scènes que, « peut-être j’allais filmer, parce que j’aime bien inventer des choses au dernier moment. Je travaille en amont pour pouvoir me le permettre, afin qu’au tournage, cela puisse être un tout petit peu du jazz. Je passe beaucoup de temps à tout savoir, pour ensuite tout oublier, et « dormir les films ». Inventer au dernier moment, c’est beaucoup dire, mais en tout cas fouiller dans l’énorme boîte à outils que constitue mon scénario. Un des tournevis dont je disposais, c’est que ma grand-mère Zand est enterrée au cimetière de Bagneux, dans le même carré que Barbara. Il y avait donc la possibilité qu’à un moment, mon personnage de réalisateur aille sur la tombe de Zand, à côté de Barbara. Je pense toujours à des films comme Le Bal des vampires ou à des films de vampires comme Nosferatu de Murnau, l’expressionnisme allemand, d’où les capes qu’elle porte. Et il me semblait qu’il y avait là quelque chose… Je ne savais pas jusqu’où j’irais dans la maladie mentale de ce réalisateur. » Une hypothèse parmi d’autres, non explorée finalement. Et l’expression d’une démarche envisageant le film comme un corps mouvant, batifolant entre mémoire et présent sur une route n’étant pas sans évoquer celle de Tournée, où Mathieu Amalric suivait des strip-teaseuses New Burlesque lancées dans une improbable tournée française. « Il y a un lien, c’est étrange, je m’en suis rendu compte au montage. J’ai fait un polar avec Simenon, des films complètement différents. Je pourrais faire n’importe quel film, des commandes, j’aime bien aussi. Mais là, il y a quelque chose: la route, la nuit, la troupe, partir. Moi qui croyais n’avoir aucune personnalité, je grandis, j’ai enfin un théâtre intérieur… »

BARBARA PAR BALIBAR

Jeanne Balibar en Barbara, il y avait là une intuition devenue évidence à peine sa voix surgie des lettres lumineuses du générique. Entre l’une et l’autre, le film de Mathieu Amalric s’emploie à entretenir le flou, disposition discutée le temps d’un entretien cannois en suspension…

Jeanne Balibar
Jeanne Balibar© DR

En tant qu’actrice, vous êtes-vous sentie possédée par Barbara?

Pas du tout. Je suis moi, je ne fais que des choses à moi, et le coup de la possession n’est jamais qu’un effet de montage, l’illusion du cinéma. C’est comme l’effet Koulechov: placez quelqu’un avec le regard comme ça, si vous mettez un train en face, on a l’impression qu’il a peur; et si vous mettez un beau mec, on a l’impression que la fille est amoureuse. Je ne fais que les trucs qui me passent par la tête dans l’instant et après, le scénario donne l’impression que je suis possédée. Mais moi, je n’ai pas besoin de m’occuper de cela.

Vous avait-on déjà parlé d’une ressemblance avec Barbara? Comment avez-vous travaillé un éventuel mimétisme?

Je ne ressemble pas à Barbara et je n’ai absolument pas travaillé le mimétisme. Vous me maquillez en Ava Gardner, ça marche pareil, en Audrey Hepburn aussi. Quand j’étais jeune, on me parlait beaucoup de ma ressemblance avec Bernadette Lafont. Maquillez-moi comme elle et je lui ressemblerai, mais nous ne nous sommes jamais dit « tiens, voilà mon double ». Cette histoire de ressemblance est de la blague totale, un effet d’illusion fabriqué pour le film, ou que d’autres gens ont pu avoir envie de fabriquer avec moi. Peut-être parce que je suis brune ou d’origine juive ukrainienne comme elle, ça ne va pas chercher plus loin. Je ne ressemble en rien à Barbara, et je n’ai pas travaillé le moindre mimétisme non plus, parce que cela ne m’intéresse pas du tout. J’ai été moi-même, en inventant à chaque seconde ce que j’avais envie de faire dans l’instant, et comment moi, j’aurais réagi, ce qui est le coeur même du métier d’acteur.

Quelle impression aviez-vous de Barbara?

L’impression de quelqu’un n’en faisant jamais qu’à sa tête. Ou ayant essayé de n’en faire qu’à sa tête et l’ayant revendiqué alors que ce n’était pas vrai: nous vivons dans un monde où les contraintes sont, pour chacun d’entre nous, multiples et tyranniques. Mais elle a pu avoir ce souhait, et cette illusion parfois d’être libre, ce qu’on entend dans sa musique, et de dire librement et fortement ce qu’elle ressentait. Cette disposition d’esprit est peut-être notre seul point commun, c’est ce qui me touche chez elle.

Pensez-vous que Mathieu Amalric ait fait un film sur Barbara ou sur vous?

(Silence) Il a fait un film sur lui, bien sûr. Dans l’attitude par rapport au métier, il lui ressemble beaucoup plus que je ne lui ressemble. Cette obsession, ces crises d’amour et puis d’énervement, ça ressemble beaucoup plus à Mathieu qu’à moi. Mais c’est normal: jouer le rôle principal d’un film, c’est toujours jouer le réalisateur. Là, il s’est divisé en deux, entre elle et moi. Lui se reconnaît en elle, et moi, il me demande de le jouer en elle, quelque part. L’intéressant, c’est qu’il ne faut pas obéir.

Barbara est un mythe fort documenté. Cela a-t-il changé votre approche?

Non, rien du tout. De toute façon, tout sort de l’imagination: on ne sait rien de la vie de quelqu’un, on peut lire tous les documents que l’on veut, l’important, dans une vie, c’est son mystère. Dans ce film, nous avons essayé que le mystère reste entier. Les biopics que l’on n’aime pas, c’est quand on a l’impression que ce mystère est abîmé et qu’on nous dit « en fait, c’était ça ». Qui peut se permettre de dire de quelqu’un « en fait, c’était ça »? De qui peut-on dire cela ? De personne: on ne peut pas le dire de ses parents, ni de ses enfants, ni de la personne que l’on aime. Alors, a fortiori, de gens que l’on n’a jamais connus. C’est cela qui est beau, et qui, moi, m’intéresse, en tout cas.

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