Grisé par une place à prendre sur le marché de la photographie, Sony a organisé ses Awards au prestigieux Palais des Festivals cannois. Nouveaux prétendants et stars confirmées s’y pressaient. Arrêt sur images.

Quand on est logé au Carlton à l’étage des suites Roman Polanski et Isabelle Adjani, difficile d’ignorer la peau du festivalier prédateur, cette espèce cannoise dévoreuse d’étoiles. Seulement, en cette fin avril, ce n’est pas au Festival du Film que les larges poches de Sony International nous convient, mais bien à ses World Photography Awards. Pas de bimbos dénudées sur la plage endormie mais quand même un tapis rouge et des stars de la photo. Nan Goldin, Martin Parr, Elliott Erwitt, Rankin, Martine Franck, Elliott Landy et une dizaine d’autres sont rassemblés dans la salle qui accueille également l’expo. Le monde de la photo est plus policé que celui du cinéma où chaque mètre carré de festival semble gardé par des barbouzes en costume Armani. Ici, les RP british sont tout en sourire forcé à l’extérieur, tout en vinaigre à l’intérieur. En pratique, cela donne un bordel déconcertant, plus proche de la fête paroissiale désynchronisée que du business à x millions de dollars. Pas grave, les stars de la photo n’ont pas de gardes du corps, juste une chaise plastique à partager avec un – ou plusieurs… – interlocuteurs. Aux murs de l’expo, un bon demi-siècle de photographies où Magnum se taille une légitime part du lion. Fondée en 1947, cette agence qui préserve d’abord les droits des photographes, est toujours le Graal de l’argentique. Un haut de gamme visuel garant d’un point de vue. Du portrait de Malcom X saisi à Chicago en 1961 par Eve Arnold au cliché de gamin urinant sur une plage anglaise entouré d’une armada de bienfaitrices femelles (Martin Parr), la plastique Magnum a évolué, mais les intentions sont restées semblables: débusquer le monde.

Elliott Erwitt, facétieux new-yorkais de quatre-vingt ans, est membre de Magnum depuis 1954. Il est connu pour son humour et ses images satiriques, notamment ses bizarres portraits de chiens. Sur l’un d’entre eux, un minuscule quadrupède aux yeux hypertrophiés voisine des jambes humaines bottées et d’autres pattes – géantes – de mammifère non identifié. Une façon perso de raconter le choc des cultures.

autre temps, autres m£urs

Justement, dès que la journaliste turque qui partage un instant notre conversation quitte son siège, Erwitt sort son lance-roquette:  » Parle très mal anglais… questions stupides. » On tente donc de faire mieux en posant une question générique:  » Quoi de neuf depuis que vous avez commencé la photographie il y a environ soixante ans, Monsieur Erwitt?  » Sourire malicieux, puis:  » Je me suis marié quelques fois et j’ai eu quelques enfants. » On pensait plutôt métier… .  » En photo, rien n’a changé, sauf le marché, qui lui change tout le temps. On n’est pas dans une très bonne époque parce que la peoplisation n’a plus de limites et que les magazines n’ont plus guère d’audace, mais on peut toujours s’en tirer en faisant des photos de mariage et de bar mitzvah (sourire). « Erwitt n’a pas besoin de cela, c’est une star de la photo dont le back-catalogue continue à tisser une légende et à produire des recettes. Il a connu l’époque où l’URSS était encore un terrain vierge d’images vues en Occident. En 1957, il réalise un cliché unique du satellite Spoutnik en se faisant passer pour un membre de la télé soviétique. Il se rappelle aussi d’une semaine entière passée à Cuba avec Castro ( » charmant » ) et le Che ( » plutôt distant » ), déambulant dans toute l’île alors qu’un chapitre majeur de l’histoire du 20e siècle s’y écrit.  » Il y avait alors un accès aux personnalités qui est inimaginable aujourd’hui. » Sur l’événement Sony, Erwitt a un avis clair:  » Je pense que c’est bien pour la photographie et puis, ils m’ont donné un appareil photo digital (sourire) .  » A l’automne, Sony sortira son premier boîtier pro Full Frame et ces Awards, « cautionnés » par quelques stars de la photo, représentent évidemment un désir de légitimation sur le plan international.  » La technique est un mythe qui peut être détruit simplement en lisant le mode d’emploi de l’appareil, conclut Erwitt . Je ne suis pas fétichiste de la technique classique (argentique) mais en digital, je prends moins de photos parce qu’on passe beaucoup trop de temps à les regarder…  »

UNE éPOQUE FORCéMENT DIGITALE?

Le digital constitue la clé de voûte du combat industriel entre les titans Sony, Nikon et Canon (1)… Mais pour la plupart, les photographes déjà rentrés dans l’histoire via la technique argentique conservent un désir ambigu face à l’image numérique. C’est le cas de Martine Franck. Née en Belgique, incorporée à Magnum en 1983, Franck fût aussi la seconde épouse d’Henri-Cartier Bresson, père de la photographie moderne et spécialiste du shooting de rue. Un héritage imposant qui n’exclut pas la lucidité:  » On est dans un monde saturé de photographies, pas forcément prises par les professionnels. Regardez les attentats de Londres: les images ont été prises par des amateurs, sur des caméras ou des téléphones portables. « En dépit de cela et des énormes changements dans les canaux de diffusion, Franck ne considère pas que ce soit une menace pour le photographe professionnel. Aujourd’hui, elle partage son travail entre argentique et digital:  » En couleurs, je travaille surtout en digital, c’est moins onéreux et puis quand je fais un long travail, comme sur le Théâtre du Soleil (la compagnie de la Française d’Ariane Mnouchkine) , il y a énormément de déchets, donc c’est bien de pouvoir jeter. Mais ne vous y trompez pas, face au flux d’images de la télévision ou d’Internet, la photographie reste davantage dans la mémoire des gens, l’histoire s’est faite davantage par des images fixes que par le cinéma. » La question renvoie aux nouveaux venus de ces Sony Awards: lequel d’entre eux fera l’histoire ou simplement l’histoire de la photo? Les trente-trois finalistes ont été choisis parmi plus de 44 000 candidats et répartis en onze catégories. Pas un seul Belge parmi les finalistes.

UN CADAVRE, AU BORD DE LA ROUTE

Accrochées aux cimaises du Palais des Festivals, les photographies des finalistes sont plus visibles que leurs auteurs. On remarque surtout les travaux extrêmes qui parviennent encore à nous faire croire à une terre vierge de tout cliché. En architecture, les images du Polonais Andrzej Furs ne sont pas loin d’être terrifiantes: des maisons et des usines dans des lumières crépusculaires où seules quelques nuances de bleu viennent relever un noir et blanc de fin du monde. Un processus de transformation qui rapproche la photo du dessin ou de la peinture hantée: si Furs était un peintre, ce serait un rescapé des villes du 20e siècle. A contrario, dans la même catégorie, les tirages flamboyants du Brésilien Roberto S. Gomes irradient de couleurs: son hommage à Oscar Niemeyer – l’homme qui a construit Brasilia – dégorge de lignes élégantes mises en lumière tropicale. Mais celle qui gagne dans la catégorie est la Mexicaine Livia Corona: moins par l’orthodoxie de son format carré très frontal dans la façon d’appréhender la nouvelle urbanité que dans le portrait d’une société où le bidonville est remplacé par des constructions sans âme. Dans ce nouveau bonheur propre, on décèle aussi la tragédie de l’uniformisation répétée à l’infini. Ce n’est pas un hasard si une catégorie comme celle de la science est peu surprenante: que ce soient les clichés de « gouttes au ralenti » du russe Vladimir Nefedov ou ceux de circuits électroniques très agrandis de l’Indien Anil Risal Singh, une forte impression de déjà-vu persiste. Même sentiment dans le style nature où c’est finalement la gueule en gros plan d’un chien menaçant – de l’Italien Giacomo Brunelli – qui accroche le regard, provoque un saisissement et même l’ombre d’une peur. Erwitt, amateur d’autres chiens, est ravi. Et l’on repense à cette notion de  » monde saturé d’images« . A force de se photographier ne se fatigue-t-on pas de nous-mêmes? Comme le dit Robert Frank, grand iconoclaste américain (2):  » Il y a une chose qu’une photo doit recéler, c’est l’humanité du moment.  » Ce sentiment-là est présent, brutalement, frontalement, intégralement, dans le travail dérangeant de l’Américain Moises Saman, dont le reportage sur les gangs salvadoriens fait grande impression ( voir photo de couverture). Vainqueur dans la catégorie Photojournalisme – la princière du lot -, ce jeune homme né en 1974 au Pérou, saisit en prison et à l’extérieur les Mara qui comptent plus de 10 000 membres aux Etats-Unis et 50 000 au Salvador. Dans un noir et blanc pas forcément dégrossi apparaissent corps, visages et tatouages comme autant de totems d’une foi illimitée en la violence. Bariolés de signes jusqu’à l’extrême, ces corps en déshumanisation profonde regardent l’objectif ou même le parodient lorsqu’un sujet mime le déclic pour l’£il du photographe. C’est moins « drôle » lorsqu’on voit dans l’une des images de Moises Saman, un corps de femme – plus morte qu’endormie – qui nous dit deux ou trois choses sur la finalité du gang… Et la présence de la photographie comme inamovible rapporteur de son époque. D’où cette « palme » décevante attribuée à une image de l’Anglaise Vanessa Winship. Pas tant que sa série de portraits d’écolières turques saisies en double ou triple soit infamante, mais l’image couronnée rappelle terriblement (trop) une autre photo prise par Diane Arbus (3) en 1967 de deux jumelles du New Jersey. Collision hasardeuse ou rattachement à l’histoire de la photo, on ne le saura pas. Mais une image qui en rappelle trop une autre, aussi forte soit elle, ne mérite peut-être pas de définir son époque… A la soirée pince-fesses qui annonce les Awards, on remet aussi le Lifetime Achievement Award: une fois les candidats dûment récompensés, commence une projection d’images de la Seconde Guerre mondiale. Des clichés crûment réalistes pris au c£ur des combats et la musique hollywoodienne qu’on lui plaque dessus ne changera rien au drame raconté. Arrive alors sur scène, porté par ses deux fils, un très vieux monsieur relié à un appareil non pas photo mais respiratoire. C’est Phil Stern. Il a photographié les soldats US mais aussi John Wayne ou James Dean. Sinatra, Kennedy, des légendes, l’histoire. Il a quatre-vingts huit ans et il nous annonce qu’il est très malade parce qu’il a cru  » jeune que fumer c’était bien« . La scène ressemble à un inédit de David Lynch. Stern, essoufflé, ajoute:  » Je suis ravi qu’une corporation aussi large que Sony désire élever la photographie à un rang aussi élevé que la peinture. La recherche de cette perfection nous maintient éveillés, j’espère qu’un jour, on atteindra le niveau de Delacroix.  » Sony, Delacroix, même combat? C’est peut-être une question de rendu des couleurs…

(1) En Belgique, Sony est troisième sur le marché des reflex numériques derrière Canon et Nikon, mais il est numéro 1 mondial du compact numérique.

(2) Robert Frank, né en Suisse en 1924, émigre aux Etats-Unis à l’âge de vingt-deux ans et devient célèbre en 1958 avec The Americans, livre beatnick qui montre l’envers du mythe américain. Il est également l’auteur de Cocksucker Blues, documentaire semi-inédit – il ne peut être montré qu’une fois par an en présence de son réalisateur – sur la délirante tournée US des Stones en 1972.

(3) Etoile filante de la photographie, chercheuse hors-norme, portraitiste de personnages en marge, Arbus se suicide à New York en 1971, à l’âge de 48 ans. Nicole Kidman a joué son rôle fictionnalisé dans Fur en 2006.

u www.worldphotographyawards.org/

u Le Bozar accueillera SWPA pendant toute la durée de l’Eté de la photographie, de juin à septembre.

ENVOYé SPéCIAL à CANNES PHILIPPE CORNET

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