Art de vivre: Jawhar décortique son nouvel album chanson par chanson

Jawhar Basti, un calme apaisant, un regard perçant et une voix magique... © FGO / Ameline Maheo
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Installé dans le fin fond du Hainaut, le singer-songwriter Jawhar Basti chante en arabe tunisien son autoportrait fragmenté et ses réflexions sur la place de l’artiste dans nos sociétés. Splendide et poétique.

Wiers. Dimanche midi. Pour décor, des guitares, quelques vinyles (du Pink Floyd, Timber Timbre), une peinture sur verre et une affiche de film trouvée chez un antiquaire dans les souks de Tunis. Le ministudio ouvert sur le salon et la cuisine est aussi la salle de jeu et bibliothèque des enfants. C’est chez lui, dans la campagne frontalière, autour d’un jus de citron maison, dans le jardin, bercé par le chant des oiseaux, que Jawhar Basti accueille pour parler de son quatrième album. Si Tasweerah signifie « image » en arabe tunisien, c’est que ses obsédantes nouvelles chansons se présentent comme une galerie d’autoportraits. « Au moment de l’écriture, l’atmosphère était un peu bizarre, chez moi et dans le monde. Les textes sont arrivés pendant le confinement. Les morceaux parlaient d’eux-mêmes, de leur genèse, de cheminement artistique, de la place que la création prend dans la vie quotidienne, familiale et sociale de l’artiste. Le fait que je sois isolé, confiné, a beaucoup joué. Les morceaux sont des portraits d’artistes. Des autoportraits que j’essaie de rendre universels. »

Aussi douce, unique et magique soit-elle, la musique de Jawhar n’a pas les honneurs des ondes en Belgique. « Dommage que tu n’aies pas une chanson en français« , lui dit-on parfois dans les stations de radio. « Je travaille aux traductions pour les mettre en ligne et pour celles qui sortent en clip, on propose des sous-titres. J’ai aussi ouvert une page dédiée aux paroles sur mon site. » La radio, il ne l’écoute jamais. « Je n’ai pas le réflexe. À part Musiq3 dans la voiture parce que je ne trouve pas mon compte sur Pure FM (lisez Tipik, NDLR) et sur Classic 21. On n’a plus vraiment de chaînes hertziennes qui nous proposent de la musique alternative. Elle est punie. Je n’ai pas la télé non plus. Surtout pas. Elle me stresse. Un truc trop intrusif qui s’invite comme ça chez toi, je peux pas. » Jawhar décortique son album chanson par chanson et en dévoile la signification.

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Malguit

«  »Le temps file comme le vent mais mes guerres restent sans fin. » Ce morceau parle d’errance et d’une quête d’authenticité. C’est la ballade d’un voyageur qui sillonne des territoires à la recherche d’un absolu qu’il appelle l’âme. Il cherche quelque chose qui a tendance à disparaître dans notre monde. Quelque chose de vrai. C’est un sentiment que je ressentais à l’adolescence en Tunisie et que je peux encore éprouver aujourd’hui. Dès que tu t’ouvres au monde extérieur et vois ce qui domine, ce qui intéresse les gens, ce qu’on nous vend tous les jours, de quoi on nous nourrit, tu réalises que la place accordée à l’âme et à la vraie beauté est minuscule, ridicule. Il y a des jours où je suis un peu en rogne. Mais je peux aussi écrire ce genre de chanson toute tranquille pour en parler. Quand je viens m’installer à la campagne, c’est quelque part en quête de cette âme, de cette vérité. Je vis en contact avec la nature. Je me promène beaucoup en forêt. J’adore les arbres. J’en plante tout le temps. »

Foug Layyem

« En français, ça veut dire « au-dessus des jours ». C’est l’histoire d’un homme qui se pose des questions et qui se laisse flotter. Une histoire d’immobilité. Je me suis inspiré de ces gens qui en Tunisie passent leur temps dans les cafés. On pense à tout ce gâchis d’énergie. Je me dis qu’il y a sûrement une philosophie derrière. Quelqu’un qui décide de ne rien faire doit être habité d’une espèce de nihilisme. Parfois, j’ai envie qu’il ne se passe rien dans ma vie. Juste que ce soit le vide autour de moi. Cette sensation peut me submerger très fort alors que j’ai plein de projets et de désirs. Dans ces moments-là, je ne fais rien. Je médite. Parce que c’est une fuite en avant de remplir sa journée. J’imaginais ce gars en train de regarder les étoiles et de se demander quelle est sa place dans l’univers. Certains pays poussent à l’immobilisme. Quand tu as très peu d’opportunités, tu finis par te dire que les dés sont pipés. A fortiori dans des pays comme la Tunisie, où les écarts sont encore plus marqués entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. »

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Chsar

« Je me suis inspiré d’un jeune danseur avec lequel j’ai travaillé. Il s’est retrouvé flic un peu par tradition familiale à l’âge de 20 ans. Il voulait danser mais n’osait pas l’avouer à ses parents. Il vient d’un milieu très populaire, assez conservateur comme sa rue et son quartier. Finalement, il a pris son destin et ses envies à bras-le-corps. Il a bataillé et il est devenu danseur professionnel. Perso, je viens d’une moyenne bourgeoisie un peu intellectuelle. Ma mère était prof, mon père dans la politique culturelle. Il a fait aussi un peu de théâtre. N’empêche qu’ils n’étaient pas d’accord avec mes aspirations. J’écrivais beaucoup avant d’être musicien. Ça leur plaisait bien. Mais ils tenaient absolument à ce que j’aie un métier à côté. Je viens d’un milieu très ouvert à la culture mais pas à l’idée d’être un artiste. Le statut de musicien en Tunisie n’est pas très respecté. Puis, j’ai commencé la musique très tard, à 20 ans, en arrivant à Lille où j’ai acheté ma première guitare. Ce n’était pas crédible à leurs yeux. J’ai eu besoin de me dépayser pour m’aventurer. »

C Z

« C Z, ce sont les initiales d’un lieu secret en Tunisie où j’adore aller. Un endroit un peu reculé près de la mer qui appartient à un ami. Le morceau a été écrit dans l’une des chambres de la maison qui donne sur l’eau. C’est une espèce de méditation. Je me sentais au bord de quelque chose. J’avais l’impression d’entretenir une discussion avec la mort. Ce qu’évoque la chanson. »

Born Again

« C’est le seul morceau en anglais du disque. Il parle de renaissance. Je voyais quelqu’un traverser une forêt noire toute brûlée et naître à nouveau. « J’ai vu tomber la pluie sur une terre aride qui n’appartenait plus à personne. J’ai vu pousser la graine du chagrin. De ma tête coulait le sang mais en moi germait ce sentiment que je renaissais. » Ça peut être un paysage intérieur comme un paysage réel, je veux dire qui personnifie l’état du monde. J’ai traversé une période assez compliquée à un moment donné pendant le confinement mais le texte avait été écrit avant. Il véhicule l’idée de combat, d’épreuve, de leçon. De cheminement artistique aussi. Il apporte une autre couleur à l’album, une autre dynamique. Plus rentre-dedans, plus simple, plus naïve presque. »

Familia Song

« Ce morceau ne vante pas les mérites de la famille, bien au contraire. Il s’agit d’un regard sur cette société qui a tendance à automatiser le rituel de se mettre en couple, de faire des enfants. Je vois ça comme une fuite en avant parfois. Une manière de ne pas se confronter à soi-même et à la solitude. J’ai imaginé un personnage qui se pose quelque part, regarde ce mécanisme et chante à son sujet. « Celui qui se laissera bercer dans des bras aimants est déjà à moitié enterré. Celui qui entre la soie et les épines a fait son choix a délaissé la vie sauvage et renié sa foi. » C’est vraiment: tout seul jusqu’au bout. C’était un mood à un moment donné. Un homme observe le mécanisme de la vie de famille et y voit une manière de renoncer à son individualité et à sa créativité. Une voix répond à la fin de la chanson: « Nous serons tous consumés en ce compris ces mots que tu penses être gravés pour l’éternité. » »

« Mes musiciens ne sont jamais à côté de la plaque dans leurs propositions. On dirait même qu’ils comprennent les paroles. »© FGO / Ameline Maheo

Been been

« Ce morceau a failli ne pas figurer sur le disque. On n’arrivait pas à trouver la bonne version. Il sort un peu du thème de l’album. C’est le seul. Been been veut dire « entre deux ». Il parle du décalage entre la réalité d’un pays, d’un territoire et l’image qu’on en a. De la faille humaine aussi qui se cache derrière les apparences. Ça parle du fossé qui existe entre ce qu’on fantasme et la réalité des choses. Entre ce que l’homme construit comme réalité étriquée et celle plus absolue de l’univers. Je pensais un peu à la Tunisie. Puis aussi aux cartes postales qu’on se fabrique. Je voyais un pays d’en haut avec ses jolies plages et ses belles montagnes et la réalité d’un homme perdu dans des régions où plein de gens sont livrés à eux-mêmes. »

Sayyed Ezzin

« Sayyed Ezzin signifie « chasseur de beauté ». « Celui qui chasse la beauté ne connaît pas de repos ou de trêve. » C’est l’idée. Ça représente la création mais aussi la manière dont on perçoit le quotidien. Ça parle du chemin, du traqueur de beauté qui traverse la nuit chassant le vent et les nuances de noir. Veillant son spleen qu’il transforme en joyaux de vie. Je chante: « Où est ton coeur, où est ton art, il t’est revendu à toi et tes semblables. » J’entends par là qu’on te fait consommer et payer ce que tes semblables ont créé. C’est aussi cette idée de payer pour travailler. Ça nous arrive d’aller donner un concert qui te coûte plus qu’il ne te rapporte. C’est accepté quand tu as un métier qui n’en est pas vraiment un, que tu dois parfois payer pour avoir le luxe de l’exercer. Je ne cherche pas à me plaindre, mais il y a un truc un peu tordu dans ce rapport entre l’artiste et la société. Je parle de la place qu’il y occupe. Celle qu’on lui donne et qu’on donne aussi à l’idée du beau, à la vraie beauté, dans notre quotidien. »

El Mooja

« El Mooja veut dire « la vague ». Pour le coup, elle est synonyme d’isolement. Le personnage de cette chanson accueille des vagues qui repartent parce qu’elles ont toutes leur propre existence. J’avais des aventures avec des filles qui venaient ici me visiter comme un ermite et repartaient à leur vie ensuite. Je ne pouvais pas les rejoindre, trop occupé par le quotidien. Je me suis tellement créé, j’ai même cultivé un rituel de solitude et de création… Ça parle de l’impossibilité de donner plus à l’autre que quelques jours de bulle. La création peut devenir lourde à porter tous les jours. Il y a aussi tout ce qu’on doit gérer quand on fait ce métier. L’image, le fait qu’on mette notre âme dans ce qu’on fait. On est hyper fragilisés. Qu’on le veuille ou non, on reste des produits de consommation. C’est aux gens de décider s’ils veulent consommer. On se met aussi en péril dans notre rapport aux institutions, aux médias, à ceux qui traitent ça comme un produit. Ça, c’est un vrai fardeau. Mais le rapport à l’autre, c’est presque un choix. »

Schizo Hyout

« C’est le premier morceau que j’ai sorti. Il parle de mur, du rapport qu’on finit par avoir avec son espace de travail. Le mur qu’on voit tous les jours devant soi et sur lequel on finit par projeter vraiment de manière concrète son imaginaire, sa voix, sa musique. Au point qu’il devient un compagnon. « Une voie s’est blottie entre toi et la vie qui passe. Des mots chantés qui tombent en morceaux. Une voix a ramené ta plume vers des fenêtres de lumière. Beauté qui s’encastre dans des cubes emmurés. Entre une voix et un mur, un lien finit par se créer. » C’est ce tiraillement entre l’enfermement pour le travail et l’extérieur. Toujours cette question, ce besoin, cette envie de créer. Ce n’est pas juste un boulot, c’est un besoin vital. Et en même temps parfois, il y a ce poids. Est-ce que je ne serais pas mieux ailleurs? En dehors de tout ça. À chercher la légèreté, à me délester… Une envie de liberté absolue appelle aussi parfois. Je pourrais juste planter des arbres et être heureux. Au soleil si possible. »

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Kif Errouh

« J’ai essayé de trouver une forme un peu inédite par rapport à ce que je fais d’habitude. Une forme plus ouverte. Mi-instrumentale mi-chanson. Kif Errouh ne comporte que ces paroles: « Lorsque l’ âme voyage, qui appelle-t-elle? Lorsque l’âme voyage, de qui prend-elle soin? » Je n’écoute pas tellement de musique instrumentale. Du jazz parfois. Dès que je prends ma guitare, j’ai envie de chanter. Les paroles et la voix constituent mon souci premier. Mais la musique vient avant les mots. En chanson française, c’est toujours le contraire: on écrit un texte et puis après on le met en musique. Moi, j’écris une musique et je la mets en texte. Il y a cette contrainte de coller à la forme. Ça oblige à être concis. »

Dima Maak

« Ça veut dire « toujours avec toi ». Contrairement à Sayyed Ezzin, Dima Maak représente un versant plus serein de la création. Cette chanson parle de rêve, d’inspiration, de la capacité de voir la beauté en tout, comme compagne de tous les jours. Elle évoque également l’idée que seule la beauté survit aux siècles. »

Le 27/03 à la Ferme du Biéreau (Louvain-la-Neuve) en sieste acoustique et le 30/04 au Botanique (Saint-Josse-ten-Noode).

Jawhar – « Tasweerah »

Distribué par 62TV. ****

Art de vivre: Jawhar décortique son nouvel album chanson par chanson

Un peu vite réduit à un Nick Drake tunisien, Jawhar avoue être aussi un fan de Tom Waits, de Sharon Van Etten, de Rodrigo Amarante… Si C Z, le quatrième morceau de son nouvel album, n’est pas sans rappeler The Thoughts of Mary Jane, le singer-songwriter signe avec Tasweerah un disque ouvert, flottant et hypnotique enregistré en compagnie de Louis Évrard (batterie), d’Éric Bribosia (claviers) et de Yannick Dupont (basse). Dream folk, pop céleste? La barrière de la langue est bien peu de choses face à la beauté et à la magie de l’ailleurs.

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