Apocalypse et séries télé: un monde à refaire

Dans Game of Thrones, la réelle apocalypse est celle que l'on préfère ignorer.
Nicolas Bogaerts Journaliste

Dans son brillant essai Apocalypse Show, Anne-Lise Melquiond analyse le corpus des séries US catastrophistes. Entre zombies et holocaustes nucléaires ou surnaturels se profile une nation hantée par les traumas de son Histoire.

L’Apocalypse, terme biblique, a vu son sens dévoyé par l’usage. Mais il est particulièrement intéressant pour comprendre le catastrophisme des séries télévisées américaines. Pour écrire son essai Apocalypse Show, Anne-Lise Melquiond, qui n’avait pas de culture religieuse, est retournée aux sources, à commencer par L’Apocalypse de saint Jean, « un récit extrêmement spectaculaire qui ne dégage pas de tristesse, plutôt l’idée que quelque chose de beau va advenir« . « Nos représentations catastrophistes ont appauvri le sens et l’étymologie de l’apocalypse, explique-t-elle. Elle ne signifie pas la fin mais au contraire, la révélation et le dévoilement. » En reliant des séries issues d’univers esthétiques différents comme Game of Thrones, The Walking Dead ou The Leftovers, Anne-Lise Melquiond souligne qu’au fond ces fictions parlent toutes de la même chose: la révélation du trauma américain sous couvert de catastrophe ou de récit biblique.

Le traumatisme récurrent, central, est celui du 11 septembre. Mais vous montrez que derrière lui se révèle celui des guerres qui ont scandé l’Histoire des États-Unis: les guerres indiennes, la guerre de Sécession, les Guerres mondiales…

Les projections audiovisuelles que sont les séries, véritable média dominant aujourd’hui, sont créatrices de mythes. On voit bien qu’il y a, depuis 1945 et même avant, dans tous les grands récits, l’idée de naissance et de fin d’un monde, philosophiquement et métaphoriquement. Depuis 1945 et la guerre froide émerge la possibilité de détruire toute l’Humanité. Le 11 septembre voit la résurgence de cela, et l’âge d’or des séries accélère les productions en ce sens. Un peu comme les antagonismes de la guerre froide ont été représentés, sur les écrans américains, par la menace extraterrestre, il n’y a pas, dans les séries, d’images du 11 septembre en tant que telles, mais on ne fait qu’en parler dans le hors champs. Ça passe, dans The Leftovers, par la disparition d’un enfant qui inaugure, dans le premier épisode, celle de 2% de la population mondiale. On touche immédiatement à l’intime. Dans The Walking Dead, la catastrophe est matérialisée par un bouquet de fleurs qui fane. La représentation de l’événement et de sa violence a disparu. Il y a un trauma, un impensé, un refoulement qui resurgissent ailleurs, tout le temps.

Anne-Lise Melquiond
Anne-Lise Melquiond

Vous soulignez aussi dans votre livre la puissance du mythe de la frontière, du territoire à conquérir et consolider, qui traverse l’Histoire américaine.

La construction du territoire américain a reposé sur le génocide amérindien, la définition d’une frontière et de son dépassement. Mais aussi sur la guerre de Sécession, fratricide. C’est un passé qui ne passe absolument pas, qui n’est pas digéré, une blessure fondatrice qui est encore là. L’élection et le mandat de Donald Trump nous ont montré combien la figure de la guerre civile était facilement réactivée: on l’a vu en janvier dernier au Capitole, mais également durant les manifestations Black Lives Matter, avec ses civils blancs surarmés qui s’investissaient protecteurs de quartiers où ils n’habitaient parfois même pas. Dans les séries, on observe une multitude de récits, tels Battlestar Galactica et Jericho, qui bien que différents ont des topiques similaires, réactivant l’idée de guerre civile de guerre coloniale, le spectre des Guerres mondiales et, plus rarement, du Viêtnam. Ces séries sont marquées par la violence, la lutte pour le territoire, le rejet de l’altérité et une certaine historicité. Dans Falling Skies, série post-apocalyptique sur fond d’invasion extraterrestre, on se croirait même revenu au bon vieil antagonisme des années 50-60. Son héros principal, Tom Mason, est un professeur d’Histoire qui rejoue et explique toutes les grandes batailles, fait des allusions à Lincoln, Tocqueville, Geronimo… En ce sens, c’est une série historique -pas très bonne, soyons honnête- qui propose une lecture à la fois classique et pointue. Dans l’épisode 4 de la quatrième saison, il est fait référence à Roanoke, la première colonie occidentale -disparue- en Amérique du Nord. Un point aveugle de son Histoire.

La gestion du temps est toujours centrale dans les séries post-apocalyptiques. La fin n’advient jamais nulle part?

Le temps des catastrophes est un temps saisonnier: dans une série, qui par définition s’inscrit dans le temps long, il faut des crises et des résolutions. Ça s’incarne dans le concept du Katechon, que l’on retrouve dans une lettre de saint Paul aux Thessaloniciens, à propos du Jugement dernier. Il s’agit de la seule force capable de retenir, de différer la fin des temps. Il fait en sorte que le récit continue, malgré les crises et les épreuves. C’est le rôle des super-héros de Watchmen, mais aussi la fonction du Mur dans Game of Thrones. Toutes les séries qui approchent l’idée de l’apocalypse ou du post-apocalyptique démarrent après ou au moment du cataclysme. Il y a un téléscopage entre la question du temps qui doit finir par l’apocalypse et le délai de la série, qui doit se prolonger indéfiniment. En clair, on doit toujours remettre une pièce dans la machine pour poursuivre l’histoire. The Walking Dead est assez emblématique car les zombies sont dans cette question du temps qui reste, le début d’une fin qui ne finira jamais. La série illustre la possibilité d’un monde peuplé de zombies qui survivent aux humains, un monde qui ne finira jamais. À l’image du compte à rebours dans de 24 heures chrono, les séries permettent de réfléchir au temps qui reste, à la fin, la finalité d’un récit. À ce titre, la fin de The Leftovers est merveilleuse. C’était fondamental pour Damon Lindelof, son créateur, de finir le récit. Même si, dans un monde de cycles, la fin n’est jamais la fin, mais le début.

Apocalypse et séries télé: un monde à refaire

Les antagonismes, le clanisme ou l’apartheid qui émergent dans les sociétés survivantes (Jericho, Under the Dome, Colony) renvoient-ils aux problématiques politiques et sociales contemporaines?

Derrière la thématique survivaliste, les séries se questionnent sur les conditions matérielles d’un monde en danger, où l’on ne peut plus vivre comme avant. On constate parfois, dans celles que vous citez, une certaine pauvreté de l’imaginaire politique. Mais c’est parce que les scénaristes sont des produits de la société, et qu’il est difficile pour eux d’être vraiment délirants dans leur manière d’imaginer le monde d’après. Dans la fiction littéraire catastrophiste, par exemple, ça délire beaucoup plus. À l’écran, on essaie plutôt de restaurer des anciens monde ou on revient, comme dans Révolution, à un monde pré-industriel. On instaure des régimes militaires ou autoritaires, promoteur de naissances. Ce n’est pas étonnant parce que dans la plupart des cas, les séries sont le produit de l’idéologie dominante: on ne peut pas y abolir la propriété privée par exemple. Du coup, quand la plupart d’entre elles abordent les questions politiques et sociales, elles le font, à l’instar de Jericho, de manière très matérielle, pragmatique: comment s’organise l’arrivée des migrants, comment s’organise un hôpital, quelles sont les priorités, etc. On est plus proche en réalité d’une visée politique libertarienne, anti-étatique que de l’utopie.

Pourquoi aucune de ces séries n’empoigne de front la question climatique, alors que sur ce point, l’apocalypse est en route?

C’est effectivement une question qui n’est pas du tout abordée, ou alors de manière anecdotique. Or, c’est bien la menace la plus imminente. Quand on y songe, c’est incroyable que Fukushima ou le réchauffement climatique n’apparaissent dans aucune série. Ce sont des questions qui sont à peine effleurées dans Tchernobyl. Et pourtant, c’est une série historique. Cette aporie, ce non-pensé disent quelque chose sur notre inertie: il est plus facile d’imaginer la fin du monde que d’imaginer la fin du capitalisme prédateur et destructeur. En somme, ces séries parlent d’aujourd’hui mais pas dans des termes d’aujourd’hui. Elles ne font que rejouer une catharsis ou de tenter de réhabiliter un ancien monde dans le divertissement. Le cas de Game of Thrones est intéressant: alors qu’on s’écharpe pour savoir qui va s’asseoir sur le trône, on ne prête aucune attention à la menace des Marcheurs blancs, sorte d’allégorie du bouleversement climatique. La gestion de la catastrophe accélère la catastrophe. George R.R. Martin le disait lui-même dans une interview au New York Times: « Pendant que l’on se déchire sur des questions de politique étrangère ou que l’on se préoccupe des prochaines élections, on n’accorde pas assez d’importance au changement climatique, qui devrait être notre priorité numéro 1. Car plus rien n’aura d’importance si nous sommes morts et que nos cités sont englouties par la montée des eaux ». R.R. Martin met en cause dans son récit l’organisation de l’État, la continuité politique, le pouvoir en temps de crise.

Apocalypse Show, quand l’Amérique s’effondre, d’Anne-Lise Melquiond, éditions Playlist Society, 160 pages.

Top 3 de la fin du monde tel qu’on le connaît

Apocalypse et séries télé: un monde à refaire

Watchmen

de Damon Lindelof (2019)

Très peu de séries dystopiques sont parvenues à mettre le doigt sur une réalité politique comme l’a fait Watchmen. L’adaptation par Damon Lindelof du comics signé Alan Moore et Dave Gibbons a mis en exergue la fracture américaine et sa brûlante actualité sous la présidence de Donald Trump. La série démarre sur un trauma historique, les Massacres de Tulsa de 1921, un déchaînement de violence suprémaciste blanc à l’égard de la communauté afro-américaine, une Saint-Barthélemy raciste appuyée par les autorités locales. Près d’un siècle plus tard, en 2018, le pays est menacé par la sédition de suprémacistes blancs relégués dans les marges des villes. Leur redoutable bras armé, la Septième Cavalerie (sorte de K.K.K.), s’en prend à des policiers forcés de masquer leur visage et leur identité. Ces derniers sont appuyés par des super-héros, Sister Night et Looking Glass. Au comble des anxiétés contemporaines, Watchmen a offert, un an avant le Covid, la première fiction masquée.

Apocalypse et séries télé: un monde à refaire

The Leftovers

de Tom Perrotta et Damon Lindelof (2014-2017)

Un beau matin d’octobre 2011, 140 millions de personnes, soit 2% de la population mondiale, disparaissent sans explication. Tom Perrotta et Damon Lindelof racontent en trois saisons d’une intense inventivité comment la communauté des humains tente de survivre au trauma, à l’inexpliqué, au deuil impossible. Ils nous donnent à voir comment cette communauté se scinde en biotopes qui surnagent tant bien que mal -institutions, ville, famille, couple- tandis que la bulle des religions dominantes a explosé. Cette réflexion multiple autour de l’eschatologie, des représentations (y compris télévisuelles), de la narration, de la spiritualité, est imprégnée par le besoin de reconstruction. Cette idée que face au trauma d’une disparition, il n’y a aucune issue possible, si ce n’est traverser les cercles de l’enfer qu’elle nous impose et tenter d’en reconstituer le récit, pour en accepter inconditionnellement le sens et la portée.

Apocalypse et séries télé: un monde à refaire
© Syfy via Getty Images

Battlestar Galactica

de Ronald D. Moore (2004)

Derrière ses airs de superproduction héritière des années pépères 80-90, la série développée par Ronald D. Moore, reboot d’une franchise populaire diffusée pour la première fois en 1978, a un programme singulièrement ambitieux. Les derniers humains survivants des douze colonies de Kobol, 50 000 âmes tout au plus, errent dans l’espace après l’attaque fatale des Cylons, mus par l’Intelligence Artificielle sensée les assujettir. Productivisme exacerbé, lutte des classes, fondamentalisme religieux, guerre contre la terreur, libertés fondamentales bafouées, hoquets de l’Histoire… Dans sa tentative perpétuelle de fuir un ennemi insaisissable, la communauté moribonde revisite les péchés capitaux de la modernité et les plaies du XXIe siècle naissant dans une crise qui ne semble avoir aucune fin.

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