Akane Torikai, figure de proue du manga au féminin

© saturn return 2019 akane torikai/shogakukan

Sous une plume engagée et incisive, Akane Torikai, 41 ans, ausculte la société qui l’entoure et raconte les blessures de la femme japonaise contemporaine.

Réalité crue, mélancolie pop urbaine. C’est le style Akane Torikai. Tel est le résultat lorsqu’une mangaka aussi sémillante que franche du collier se nourrit de ce qui la dérange dans la (très patriarcale) société japonaise, puis recrache ses constats sur un mode lucide mais pas résigné. D’abord sommée, en 2004, de dessiner des romances pour jeunes filles, cette native d’Osaka finit par atterrir dans la case dite seinen (plutôt pour hommes adultes) de l’éditorial nippon, y injectant son écriture féminine incisive. Si l’autrice ausculte la société au sens large, elle se focalise en particulier sur les dames et s’intéresse, dans En proie au silence, à la difficile prise de parole d’une victime de viol, ou à la prostitution dans Amour placebo. On l’a rencontrée alors qu’elle vient d’achever son magnum opus Saturn Return, mêlant chronique d’une crise existentielle et enquête sur un suicide.

Quel a été l’accueil d’En proie au silence au Japon? A-t-il ouvert des débats, voire “lâché une bombe”?

Ça remonte à un certain temps, donc je ne m’en rappelle pas en détail, mais ça n’a pas extraordinairement défrayé la chronique. De mémoire, j’ai reçu deux-trois commentaires de lecteurs masculins pas très contents de la façon dont je représentais les hommes, mais dans l’ensemble ces retours-là étaient très anecdotiques. J’ai l’impression que ce manga a touché des personnes déjà sensibilisées à ce type de sujet ou se revendiquant du féminisme et que ça les a encouragées. Surtout que nous étions avant #MeToo, donc l’œuvre a fait écho dans ces milieux-là.

En 2019, la journaliste Shiori Ito (figure de proue japonaise de #MeToo) a exigé réparation pour avoir été violée par un ponte de la télévision et a gagné son procès, ce qui est extrêmement rare au Japon. D’après vous, les choses ont-elles changé depuis?

Non, je n’en ai pas l’impression… Quand on regarde ce qui se passe au Japon, on voit que les comportements abusifs masculins sont toujours nombreux et que, d’une manière générale, la façon de considérer la parole des femmes n’a pas changé. Peut-être qu’il existe maintenant une plus grande solidarité féminine? En tout cas, ça n’a pas eu un impact flagrant sur la société japonaise. D’ailleurs, je pense que Shiori Ito est aujourd’hui dans une situation compliquée et qu’elle a continué à beaucoup souffrir de tout cela…

Vous dessinez dans la catégorie de manga seinen mais venez à l’origine du shôjo (pour jeunes filles). Il paraît que les revues pour filles paient moins que celles pour garçons: vous confirmez?

Je l’avais oublié, mais oui, c’est la vérité! On considère généralement que ce qui se destine aux garçons a davantage de qualité et donc de valeur…

Cela a-t-il pu influer sur le nombre d’assistants que vous pouvez embaucher, donc sur la quantité de décors -souvent réalisés par ces assistants- de vos mangas?

En effet. Puisque le salaire est un peu moins élevé, on dit souvent aux artistes de shôjo qu’il faut plutôt prioriser les émotions des personnages et les attentes sont sans doute plus basses quant à la recherche artistique ou au travail des décors. En ce qui me concerne, c’est vrai qu’à l’époque, j’avais l’impression qu’on m’en demandait moins au niveau graphique.

Et cela a changé avec Saturn Return, riche en décors.

Oui, parce que publié dans une revue seinen, où le salaire des hommes et des femmes est équivalent.

Saturn Return enchaîne de nombreux portraits féminins. Quelle est leur part d’authenticité?

Globalement, ça reste une fiction. Il est vrai -et ça vaut pour toutes mes œuvres- que certaines scènes proviennent de mon expérience ou de celle de personnes qui m’entourent. Mais en fait, mon travail consiste d’une manière générale à inventer des situations fictives permettant d’exprimer des sentiments, eux, issus du réel.

Quelle est votre opinion sur la représentation des femmes dans les mangas? Certaines choses devraient-elles changer?

(rires) Ceux dessinés par des hommes ou par des femmes?

Les deux.

Si je m’en tiens à mes goûts personnels, il faudrait effectivement que ça change. Je m’explique: des tas de femmes dessinées par les hommes sont irréalistes, elles relèvent de la fantaisie pure… Et en plus, les femmes elles-mêmes dessinent souvent ce genre de personnages calibrés pour plaire aux hommes. Moi, ça me gêne. Parce que si c’est la seule représentation qu’on donne des femmes, les lecteurs vont finir par penser qu’elles sont ainsi dans la réalité! Après, le manga reste de la création artistique, c’est important de respecter la “liberté d’expression (en français, NDLR). Après tout, les fantaisies ont le droit d’exister et je ne vais pas aller dire aux autres ce qu’ils peuvent ou non dessiner. Imposer sa pensée, c’est tout aussi dangereux. Par contre, ce que j’aimerais, c’est que les artistes soient plus conscients de leur responsabilité et qu’ils comprennent d’eux-mêmes que ce qu’ils dessinent pose problème.

© National

Pour vous qui dressez des portraits de société, quelle est aujourd’hui l’urgence? De quoi faut-il parler?

Il y a beaucoup trop de sujets pour les lister! En fait, je n’ai jamais cherché “un” thème que je souhaitais absolument aborder dans mes œuvres. Quand on regarde Saturn Return, il se passe beaucoup de choses différentes. Je pourrais bien reprendre l’une des situations décrites et l’approfondir dans ma prochaine œuvre. D’une manière générale, mon processus créatif ne consiste pas à me demander quel sujet j’ai envie d’aborder mais à regarder autour de moi et à décrire tout ce qui me dérange dans la société.

Selon vous, dans le manga, qui aborde actuellement la condition féminine de façon intéressante?

Je ne lis plus trop de manga mais j’apprécie le travail de Peko Watanabe, qui a notamment dessiné Koi ja nee kara(“Ce n’est pas de l’amour”, inédit, NDLR). L’autrice y traite de l’admiration d’une femme pour le travail d’un artiste -donc aussi pour l’homme- et de la façon dont il y a, dans ce genre de relation, une forme de domination de l’artiste sur ses fans, volontairement ou non. Les gens ne réalisent pas cela, ou ne veulent pas le réaliser, et Peko Watanabe le décrit très bien. C’est ça, moi, qui m’intéresse: aborder les réalités dont on ne se rend pas spécialement compte.

Saturn Return (5 tomes parus sur 10), d’Akane Torikai, éditions Akata, 206 pages.

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