Ahmad Joudeh, je danse donc je suis

Né dans un camp de réfugiés près de Damas, Ahmad Joudeh connaît aujourd'hui une consécration internationale. © EWOUD BROEKSMA
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

A l’instigation de l’International Yehudi Menuhin Foundation, Ahmad Joudeh, originaire de la périphérie de Damas, traversera les frontières en dansant à Bruxelles, le 21 novembre. L’occasion de dresser le portrait d’un artiste résilient, qui a tout affronté pour suivre sa vocation.

« Danser ou mourir. » Dans le cas d’Ahmad Joudeh, la devise n’est pas métaphorique. Ces mots, il les a gravés dans sa chair, en hindi, « parce qu’en Inde, ils ont un dieu pour la danse, ils respectent la danse ». Le tatouage barre la nuque du jeune homme, précisément là où les combattants de Daech ont l’habitude de planter leur lame pour une décapitation. S’il devait tomber entre leurs mains, ces mots seraient la dernière chose qu’ils verraient de lui vivant. Le credo prend évidemment un sens particulier quand on vit en Syrie. Ahmad Joudeh a découvert la danse quand il avait 8 ans. « Je chantais moi-même sur scène avec mon petit frère à la fête de fin d’année de l’école quand j’ai vu six filles présenter de la danse classique, se rappelle-t-il. Par la suite, j’ai essayé de les imiter. Moi aussi je voulais « faire de la musique avec mon corps ». Je dansais à la maison, en secret, parce que je pensais que ce n’était que pour les filles. » La maison, en l’occurrence, c’est le camp de Yarmouk, au sud de Damas. Un quartier de la périphérie construit par les réfugiés palestiniens en 1957. Le camp a notamment servi de base d’entraînement au Fatah de Yasser Arafat dans les années 1960. En décembre 2012, ses rues ont été le théâtre d’affrontements entre les rebelles de l’Armée syrienne libre et les troupes de Bachar al-Assad. Tirs de mortier, bombardements par des avions de combat, voitures piégées… Rien n’est épargné aux habitants. La maison d’Ahmad Joudeh est détruite. Il perd cinq membres de sa famille.

Cela fait deux ans que je vis vraiment et j’ai découvert que la vie est belle.

Retour à Palmyre

Dans le reportage que lui a consacré le journaliste Roozbeh Kaboly, diffusé, en août 2016, sur la chaîne néerlandaise NOS, Ahmad Joudeh revient dans le quartier où il a grandi. Un tas de ruines, où il ne parvient même pas à distinguer l’endroit où se trouvait sa maison. Des bruits de tirs éclatent. En 2016, c’est au tour de Daech de semer ici la terreur. Le groupe terroriste fait peser des menaces de mort sur le danseur. C’est qu’entre-temps, soutenu par sa mère et malgré la violente hostilité de son père (ce qui a mené au divorce de ses parents), Ahmad Joudeh a commencé, à 16 ans, à suivre officiellement des cours de danse à Damas et est devenu une star locale en 2014, grâce à sa participation à la version arabe de So You Think You Can Dance au Liban, où il se hisse jusqu’en demi-finale avec sa partenaire Milanda Marouki. Dans le reportage néerlandais qui a depuis fait le tour du monde, il témoigne avec les élèves de sa classe de danse, interrompus par une coupure d’électricité. On le voit enseigner dans un orphelinat et revenir à Palmyre avec sa mère, originaire de la ville, et danser dans le théâtre romain, là même où il s’est produit pour la première fois devant un public, en 2007.

Touchés par sa destinée, les responsables du Nationale Ballet d’Amsterdam créent alors le fonds Dance for Peace pour financer la venue en Europe et l’intégration d’Ahmad Joudeh au sein de l’institution. Son arrivée aux Pays-Bas est un choc. « J’ai été étonné de voir à quel point les gens étaient libres ici, la manière dont ils parlent, dont tout le monde peut donner son avis, s’enthousiasme le danseur. Pendant vingt-six ans, depuis ma naissance en tant que réfugié, j’ai survécu. Cela fait deux ans que je vis vraiment et j’ai découvert que la vie est belle. »

Apatride, sans véritable passeport, Ahmad Joudeh porte son message de liberté un peu partout en Europe et lève des fonds pour l’association SOS Villages. Le 20 juin dernier, il dansait à Bruxelles, devant l’entrée du Parlement européen, à l’occasion de la journée mondiale des réfugiés. « Si vous êtes un réfugié, ça ne veut pas dire que vous ne pouvez pas être un artiste, martèle-t-il. Si vous n’avez pas de papiers, ça ne veut pas dire que vous n’êtes pas un être humain. Et si vous vivez en Syrie, ça ne veut pas dire que quelqu’un d’autre doit décider de votre vie. Je ne danse pas pour être le meilleur, je danse pour moi-même, pour être libre. » Ahmad Joudeh reviendra à Bruxelles, le 21 novembre, à l’invitation de l’International Yehudi Menuhin Foundation, pour Diversity Makes Music, un événement où il dansera aux côtés du Burhan Oçal Ensemble, venu d’Istanbul, de l’instrumentiste grec Dimitri Psonis et du Brussels Chamber Orchestra, pour un voyage musical sans frontières à Flagey.

Et ensuite? « Mes plans changent tous les jours, répond-il. En Syrie, je vivais sans penser au futur. On n’osait pas songer à ce qui se passerait le lendemain. « Si je suis toujours en vie demain, je verrai ce que je ferai »: voilà ce que tous les Syriens pensent. »

Diversity Makes Music: le 21 novembre à Flagey, à Bruxelles. www.flagey.be.

Artistes syriens en résistance

La guerre n’empêche pas la voix des artistes syriens – metteurs en scène, chorégraphes… – de porter, jusqu’en Belgique.

The Other Side of the Garden, un conte d'Andersen adapté par Ossama Halal.
The Other Side of the Garden, un conte d’Andersen adapté par Ossama Halal.© HUBERT AMIEL

Omar Abusaada (1977). Présent au Kunstenfestivaldesarts en 2016, Omar Abusaada, formé à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas et convaincu que le théâtre est une « arme pour combattre le désespoir sans ignorer les faits », y présentait While I Was Waiting, programmé, la même année, au festival d’Avignon. Le metteur en scène y dressait un parallèle entre le coma d’un jeune homme et la situation contemporaine de la Syrie.

Ossama Halal (1979). « Même si dans un spectacle nous ne posons pas une question politique, le théâtre demeure un acte politique », affirme le fondateur du Koon Theater Group, aujourd’hui basé au Liban, lui aussi issu de l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. Après y avoir présenté Above Zero au Théâtre national l’an dernier, un spectacle qui traitait directement des dommages de la guerre, Ossama Halal est revenu, en octobre dernier, pour y donner The Other Side of the Garden, adapté d’un conte d’Andersen où il est question d’une mère poursuivant la mort afin qu’elle lui rende son fils.

Mithkal Alzghair (1981). Encore un ancien du décidément très fertile Institut supérieur d’art dramatique de Damas. Etudiant en danse classique et moderne, le chorégraphe Mithkal Alzghair a poursuivi sa formation au Centre chorégraphique national de Montpellier. La guerre l’a empêché de retourner dans son pays natal. En 2017, il présentait au Kunstenfestivaldesarts Displacement, une réflexion sur « l’identité écartelée des corps syriens au regard des conditions politiques, sociales et religieuses qui les traversent ». Un spectacle qui avait décroché le premier prix au concours international Danse élargie, à Paris, en 2016.

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