DAVID CRONENBERG ADAPTE AVEC MAESTRIA COSMOPOLIS, LE ROMAN CULTE DE DON DELILLO, DONT LE CONTENU VISIONNAIRE A, DEPUIS, ÉTÉ LARGEMENT RATTRAPÉ PAR LA RÉALITÉ…

Entre l’£uvre de Don DeLillo et celle de David Cronenberg, la connexion relevait pour ainsi dire de l’évidence. Aussi n’y avait-il sans doute que le second pour tenter une adaptation au grand écran de Cosmopolis, le roman culte du premier. Glaçant et pertinent, le résultat ( critique du film en page 30) se révèle fidèle à la lettre de l’auteur new-yorkais, tout en s’inscrivant idéalement dans l’univers du cinéaste canadien. Lequel se montrait détendu à l’heure d’évoquer, sous le soleil cannois retrouvé, une greffe réussie.

Pourquoi avoir tourné Cosmopolis aujourd’hui?

J’ai toujours trouvé intéressant que les gens pensent que l’on choisissait le moment d’entreprendre un film. Tout dépend du financement, et Cosmopolis s’est présenté de façon on ne peut plus inattendue. Le producteur Paulo Branco est venu me trouver à Toronto. Il avait acquis les droits du roman, et pensait à moi pour le mettre en scène. Je l’ai lu, et lui ai répondu que cela me plairait en effet, s’il pouvait en réunir le financement. Je suis ensuite passé à A Dangerous Method, non sans avoir écrit le scénario de Cosmopolis. Mais rien n’était planifié, il n’y a là que des accidents, et le hasard. Je me souviens qu’il y a bien longtemps, on m’a demandé: « Pourquoi faire Dead Ringers aujourd’hui? » Et j’ai répondu essayer de le réaliser depuis dix ans. Si j’avais eu les moyens, je l’aurais fait dix ans plus tôt. Cela n’a donc rien à voir avec mon envie de tourner un type de film précis, mais bien avec le financement.

Aimeriez-vous qu’il en aille autrement ou cette part laissée au hasard vous convient-elle? Dead Ringers aurait sans doute été fort différent tourné dix ans plus tôt…

Et je ne pense pas qu’il aurait été bon. J’avais besoin de ce surcroît d’expérience comme réalisateur. On peut y voir une question de karma, ou de chance. Et cela vaut aussi pour les acteurs: parfois, on doit remplacer ceux que l’on avait pressentis, et le résultat s’en trouve amélioré -j’ai eu beaucoup de réussite à cet égard. La part laissée au hasard ne me dérange pas, parce que je n’ai pas de plan de carrière, honnêtement. Raisonner sur le long terme est séduisant lorsqu’on est critique, et qu’on fait une analyse du parcours de quelqu’un. Mais quand on le vit, on ne fonctionne pas de la sorte: je n’ai pas de plan pour les dix prochaines années, ce n’est pas comme l’Union soviétique, avec ses plans décennaux.

Vous croyez donc aux accidents heureux. Considérez-vous que Robert Pattinson ait été l’un d’eux?

Oui, absolument. Colin Farrell était censé tourner Cosmopolis, lorsqu’on lui a proposé Total Recall et beaucoup d’argent. J’ai donc dû reconsidérer les choses, et reconnaître que Colin était de toute façon trop âgé pour le rôle: il est dans la trentaine, alors que Eric Packer est plutôt dans la vingtaine. Ne serait-ce que pour le ton du film, Robert m’est apparu comme un choix plus approprié. Et j’ai trouvé passionnant de l’aider à montrer au monde qu’il était un excellent acteur.

Ce qui était visionnaire à l’époque où Don DeLillo a écrit le roman, au tout début des années 2000, fait partie de notre réalité. Cela a-t-il constitué une préoccupation?

Non. En un sens, comme artiste, on essaye de faire un constat à vocation universelle sur la condition humaine, mais l’on traite aussi de choses très précises. On ne peut pas dire à un acteur qu’il va jouer le symbole du capitalisme, qu’est-ce que cela signifie? De même, je dois travailler sur une époque précise, et je tenais à ce que le film se déroule aujourd’hui: je ne voulais pas qu’il se passe en 2000, parce que la différence d’époque n’était pas vraiment intéressante, et faire un film contemporain était moins onéreux. Il n’était pas vraiment essentiel, par exemple, de savoir combien le mouvement Occupy Wall Street était en phase avec ce que nous faisions. Même si c’était assez choquant. J’ai écrit le scénario de Cosmopolis a une époque où la crise financière n’était pas la même. Et puis, alors que vous tournez un film avec des scènes d’émeutes anticapitalistes dans les rues de New York, vous voyez ces mêmes émeutes à la télévision et dans les journaux. C’est fort étrange. De même, deux jours après qu’on ait tourné la scène où Mathieu Amalric entarte Eric Packer, Paul Giamatti m’a envoyé un texto pour me dire que Rupert Murdoch s’était fait entarter en public. C’était vraiment bizarre: comme si, tout à coup, nous tournions un documentaire plutôt qu’une fiction. Soudain, le monde a rattrapé le roman de Don DeLillo, et nous nous sommes retrouvés à parler très précisément du moment présent, ce qui était excitant.

Tout comme le roman de Don DeLillo, certains de vos films, comme eXistenZ, n’ont-ils pas été en avance sur leur temps?

On l’a souvent dit au sujet de Videodrome. Mais je ne suis pas un prophète, et je ne souhaite surtout pas le devenir. Comme artiste, il est inévitable que l’on ait des antennes sensibles, et que l’on perçoive des choses que d’autres n’essayent peut-être pas de sentir. On anticipe certaines choses, et parfois la réalité. Une fois encore, il s’agit d’heureux accidents. Mais je ne pense pas que cela constitue la fonction de mon art, il arrive simplement que cela se produise.

Quelle serait la fonction de l’art à vos yeux?

De méditer sur la condition humaine. On peut attribuer des fonctions sociales ou non à l’art, mais pour moi, c’est de cela qu’il s’agit: une tentative pour constamment découvrir en quoi consiste le fait d’être un être humain, à son époque. Même si l’on se reporte au passé, comme dans A Dangerous Method, c’est pour éclairer où l’on en est au moment présent. C’est comme cela que j’ai développé une philosophie de la vie et de la manière de la vivre, en explorant la condition d’être humain.

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À CANNES

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