À genoux: l’icône au centre d’une exposition à Bruxelles

"Madone au coeur blessé (Lio)" © Collection Pinault
Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

Icons, la nouvelle exposition imaginée par Henry Loyrette à la Fondation Boghossian, traque le sacré dans l’art. Trente-six oeuvres à contempler en contre-plongée.

À l’heure où des millions d’images sont déversées chaque jour sur nos vies et où la montée en puissance des NFT (certificats d’authenticité des oeuvres d’art numérique garantissant leur propriété unique) sacre une certaine dématérialisation de la création, Henri Loyrette, historien de l’art et directeur du Louvre de 2001 à 2013, inverse la machine à remonter le temps en signant une proposition dédiée à la présence de l’icône. Tout qui pense en avoir fini avec cette représentation à visée théologique pour cause d’obsolescence risque d’en être pour ses frais: ce qu’elle dit et la façon dont elle montre infuse tant les XIXe et XXe siècles que l’art le plus contemporain. « À l’origine, l’icône n’est pas faite pour être regardée mais vénérée. Elle est présentée à la lumière des cierges et dans les vapeurs de l’encens. Il s’agit d’un médium qui initie un rapport avec un au-delà. Lorsque Magritte peint Ceci n’est pas une pipe , il dit clairement que l’objet qu’il représente n’est pas l’objet dans sa réalité. Au contraire, l’image iconique dit « ceci est la Vierge, ceci est le Christ ». Ce pouvoir attribué à la figuration ne pouvait qu’intéresser fondamentalement les artistes« , explique celui qui a mené l’ouverture du Louvre Lens en 2012. Attention toutefois à ne pas se méprendre, le parcours, qui donne à voir de nombreuses et saisissantes représentations de la Vierge ou du Fils de Dieu, ne se résume pas à un propos à finalité religieuse. « C’est davantage la question du sacré que celle de la religion qui est abordée. Un artiste comme Sarkis a bien compris cela« , précise Loyrette. Déployée sur deux niveaux de la Villa Empain, Icons, que commente pour nous Henry Loyrette, se démarque par une grande diversité stylistique – des portraits de Mao d’Andy Warhol à une oeuvre en filet et fil de fer d’Annette Messager, en passant par des toiles symbolistes ou maculées de goudron comme a coutume de le faire Titus Kaphar – se fondant dans la fascination pour le hiératisme, l’absence de perspective, le minimalisme, l’horizon archétypal et le refus de l’illusionnisme.

Pierre et Gilles « Madone au coeur blessé (Lio) » 1991

« Il s’agit d’une image précoce de l’oeuvre de Pierre et Gilles conservée au sein d’une collection particulière où, ce qui est intéressant pour notre propos, elle est considérée comme une image de dévotion. Le duo élève la chanteuse Lio au rang de véritable Madone latine. Ce n’est pas uniquement ce que l’on trouve à l’intérieur du cadre qui est à considérer, c’est aussi le cadre lui-même, réalisé avec beaucoup de soins par les deux artistes. Il faut bien comprendre que l’icône est aussi un objet. C’est une oeuvre d’art totale, en quelque sorte, qui dépasse de beaucoup la seule image. »

Yan Pei-Ming « Le portrait de Deng Xiaoping » 2021

« Alors que les origines chinoises de Yan Pei-Ming n’ont pas vocation à l’emmener du côté des icônes, j’ai été frappé de découvrir dans son atelier des coupelles de fruits posées devant les portraits de ses défunts parents, indice indéniable d’une propension à la vénération. Ce portrait de Deng Xiaoping, dont les mesures ont été choisies en fonction de l’emplacement où il allait être exposé dans la Villa Empain, symbolise les libertés retrouvées et l’ouverture de nouveaux possibles pour des générations entières de Chinois. Pour Yan Pei-Ming, il est l’homme qui, par sa politique réformatrice, lui a permis de devenir artiste. »

« Le portrait de Deng Xiaoping »© photo: Clérin-Morin

Wim Delvoye « Untitled (Icons) » 2014

« Cette oeuvre de Wim Delvoye, issue d’une série qu’il n’a pas pu montrer, se nourrit de contrastes. Imaginées pour une galerie russe, les pièces ont été jugées choquantes car elles renvoyaient trop précisément vers les icônes orthodoxes. L’artiste applique des custodes argentées et ouvragées sur des portraits issus d’un clip viral de Pharrell Williams et Robin Thicke, Blurred Lines. La tradition religieuse s’oppose ici à la culture triviale et populaire, le savoir-faire minutieux de l’artisanat à la pauvre qualité des reproductions photo circulant sur Internet, la rareté aux grands tirages. »

« Untitled (Icons) »

Duane Hanson « Window washer » 1984

« Il s’agit de l’unique sculpture de cette exposition. Elle représente quelqu’un de soi-disant « infime » dans la société parce qu’il est noir, pauvre et qu’il exerce le travail peu valorisant de laveur de vitres. Hanson parvient à donner une présence et une monumentalité exceptionnelles à ce personnage déclassé. Il le promeut de manière extraordinaire à travers l’art. Il s’agit d’une inscription dans une tradition. En d’autres temps, ce personnage aurait pu être une figure d’évangéliste ou de saint Jean-Baptiste. C’est à la fois étonnant et bouleversant. »

« Window washer »© photo: Lola Pertsowsky

Anonyme « Déposition de la robe » XVIe siècle

« J’ai choisi cette représentation pour montrer la manière dont étaient vénérées les icônes. Il s’agit en quelque sorte d’une mise en situation. C’est une « Vierge à l’Enfant » adorée par un prince. Cela nous incite à comprendre à quel point un tel objet est un instrument de médiation qui conduit vers l’au-delà. Il est à remarquer que dans la scène, il est à peine question de regarder cette Vierge car en aucun cas elle ne doit être idolâtrée, elle conduit à quelque chose mais n’est pas ce vers quoi elle conduit. En touchant à l’archétype, l’icône induit un autre regard que celui qui consiste à contempler un simple tableau. »

« Déposition de la robe »

Sarkis « L’Ange guerrier » 1988

« Sarkis vient d’une famille stambouliote d’origine arménienne. C’est un oncle ayant acheté une icône qui l’a initié à ce type de représentation, cela a été également son premier contact avec une oeuvre d’art. Par la suite, il s’est rendu compte que c’était une copie d’un Raphaël, donc une icône pas très « orthodoxe ». Peu importe, ce qu’il en a retenu, c’est la manière dont on considérait cette représentation. À partir des années 80, il a conçu ses propres icônes. Celle-ci dérive de l’image d’un sifflet aztèque qu’il a transformé en « ange guerrier » en le parant d’ailes et le recouvrant d’empreintes. À l’aide de coussins encreurs, les visiteurs sont invités à faire de même car il est important de découvrir la dimension tactile, taboue dans nos musées, de ce type de pièce. »

« L’Ange guerrier »

Lucien Lévy-Dhurmer « Notre-Dame de Penmarch » 1896

« Ce tableau de la fin du XIXe siècle est emblématique d’une démarche de sanctification des personnes de la vie quotidienne. Lucien Lévy-Dhurmer peint là une Bretonne et son enfant avec la baie de Penmarch en arrière-plan, signe d’un attachement géographique. Le langage formel utilisé -à savoir la représentation frontale, les mains exagérées, les auréoles, le geste de bénédiction- touche profondément, d’autant plus qu’il est assez inédit dans l’oeuvre de ce peintre gagné au symbolisme. Cela renvoie à Duane Hanson qui lui aussi met au jour le divin dans l’humain. »

« Notre-Dame de Penmarch »

Icons, Fondation Boghossian, à Bruxelles. Jusqu’au 24/10. www.boghossianfoundation.be

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