JACQUES AUDIARD TRAVAILLE AU CORPS DEUX RESCAPÉS DE LA PRÉCARITÉ, SOCIALE ET HUMAINE, DANS UN DE ROUILLE ET D’OS OÙ LES COUPS PLEUVENT SANS TUER LES SENTIMENTS.

La mise est un tantinet dandy, le visage n’est pas rasé, le petit chapeau à la Godard jeune est posé non loin de nous. Dans le cinéma du Quartier Latin où il nous reçoit pour évoquer son nouveau film, Jacques Audiard s’affiche un peu nerveux, mais très accueillant. A quelques jours de son dévoilement cannois, De rouille et d’os vit encore en lui. La postproduction est à peine achevée, le cinéaste est encore sur la lancée d’une aventure qu’on devine aussi intense pour lui qu’elle l’est pour le spectateur pris au c£ur…

La plupart des films ont pour moteur narratif un récit, généralement serré. De rouille et d’os fait partie de la minorité qui prend pour moteur les personnages. En aviez-vous le désir avant de fixer votre choix sur ce projet précis?

Il y avait, dès le départ, une envie de faire un film qui ne soit pas dénué de scénario, mais qui ne soit pas non plus dramatiquement serré. C’était déjà un peu à l’£uvre dans Un prophète. Il y a une histoire, mais on ne peut pas anticiper ce que sera la scène suivante. Dans De rouille et d’os, le personnage principal est l’amour. Comme quelque chose qui serait « en dessous » mais qui ne se montrerait pas… Loin des structures très écrites comme celle de Sur mes lèvres. Bien sûr, De rouille et d’os est écrit, mais ce n’est pas une écriture dramaturgique forte.

Comment s’est passée l’adaptation des nouvelles de Craig Davidson?

Nous avons longtemps tourné autour (1), avant de choisir d’adapter massivement deux des nouvelles du recueil. Il y a aussi un surgeon d’une troisième, avec les chiens… Le reste d’un moment où nous pensions adapter trois nouvelles, et pas deux. Ces dernières ayant en commun le thème de l’eau. Il faudrait demander pourquoi à Davidson…

Les personnages de Davidson sont à la marge, là où vous avez toujours aimé aller chercher ceux de vos films…

Les nouvelles de Davidson sont des nouvelles de la précarité. Il parle de gens auxquels il ne reste plus que leur corps, leur chien, voire leur bite (comme dans une des nouvelles, sur un acteur de porno). Ils sont dans un dénuement qui les réduit à très peu de choses. Ce sont presque des nouvelles de crise.

Matthias Schoenaerts dit que sur votre plateau, vous voulez « la totale ». Pouvez-vous définir ce que c’est, pour vous?

On ne va pas en tirer de conclusion générale, mais il s’avère que sur ce film en particulier, une des conditions établies dès le départ était qu’il n’y aurait que très peu de préparation, de répétitions. Ce qui ne s’était pas fait avant devait se faire pendant. Il fallait donc chercher. Dans le scénario, par exemple, le personnage joué par Matthias était plus fruste, plus lourd. Excusez l’expression, mais il n’était pas bandant… Il y a eu tout un travail d’inflexion, pour faire émerger le charme que le personnage possède, caché sous son épaisseur. Une certaine naïveté, une certaine innocence. Tout le travail de Matthias a été d’emmener le personnage vers ça. Peut-être est-ce cela qu’il appelle « la totale ». C’est sûr que nous faisions souvent un grand grand chemin de la prise 1 à la prise 12. C’était très intense, et ça pouvait être fatigant…

Comment en êtes-vous venu à choisir Matthias Schoenaerts pour le rôle principal masculin?

Au départ, j’avais eu l’idée de prendre un non-acteur. J’ai fait des castings dans des salles de boxe, j’ai vu des gens. C’était bien, mais comme j’avais tout de suite décidé de travailler avec Marion Cotillard, il y aurait eu tout à coup un côté La Belle et le clochard. Il aurait fallu que je pense un autre film. J’ai alors changé mon fusil d’épaule, et mon directeur de casting m’a parlé de cet acteur belge qui était dans un film pas encore sorti en France (2)… Je ne suis pas allé directement vers lui, mais une fois que je l’ai fait, il n’y a plus eu de doute…

Marion Cotillard est meilleure que jamais devant votre caméra. Que lui avez-vous demandé de précis?

Mon désir de travailler avec elle remonte à trois scènes de La Môme, où elle se met complètement dans la pente, avec un jeu très viril, très physique, presque à la manière des acteurs du muet. Cela m’avait bouleversé. Je savais que pour ce film, j’avais besoin de ça, de sa grande sensualité. Un jeu très viril, très tonique. Et très incarné sexuellement. Je ne voyais qu’elle pour ça.

Le film est d’une texture très organique. Est-ce le fruit d’une volonté de départ, ou l’aboutissement d’une recherche?

Le processus est très étrange. On se lève un matin, et on se met à rêver d’un film. On en a l’intuition, on le voit dans notre tête, avec des visages, des gestes, des couleurs… Ensuite se déroule tout le processus d’écriture, où on va se détacher de cette chose-là. Deux ans de travail. Et puis le tournage, où plein de choses différentes se passent, où vous allez vous focaliser sur plein d’autres éléments (ces corps que vous découvrez et que vous voulez filmer, comme un fou furieux!). Tout un processus de souvenir et d’oubli, au terme duquel vous vous retrouvez au montage, où plein de choses vous arrivent dans la gueule et où votre film devient ça, et rien d’autre. Et « ça », c’est… le film dont on avait rêvé au tout départ! Que d’énergie dépensée, de détours pris, de complications négociées, pour en aboutir là! C’est toujours comme ça, cela se vérifie à chaque fois! A se demander ce qui s’est passé entretemps… C’est très très bizarre et ça me fout les jetons ( rire)! J’aimerais que le chemin puisse être plus court du rêve à la réalité, j’aimerais moins me compliquer la vie. Et que ça aille plus vite. Mais je ne vois pas comment…

(1) « NOUS », C’EST AUDIARD ET SON COSCÉNARISTE THOMAS BIDEGAIN.

(2) RUNDSKOP.

RENCONTRE LOUIS DANVERS, À PARIS

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