20th century women

Deux images illustrant le "devenir femme" sur un mode décalé: une petite fille qui se contemple dans le miroir d'une salle de bains ployant sous les produits cosmétiques est mise en regard avec un autoportrait d'Abigail Heyman, l'air un peu consterné, dans la même situation. Entre les deux âges, que doit apprendre une femme à propos de la présentation publique de son visage et de son corps? © GROWING UP FEMALE ABIGAIL HEYMAN FEMMES À L'OEUVRE, FEMMES À L'ÉPREUVE, ACTES SUD

On ne naît pas femme, on le devient. Démonstration en images chez Abigail Heyman, où l’exploration de la condition féminine dans l’Amérique des années 70 prend un tour intime et sociologique, familier et étrange, ironique et tendre.

Nous sommes au milieu des années 70, aux États-Unis. Le débat féministe bat son plein. Abigail Heyman installe ses cartons chez Magnum. La raison pour laquelle cette journaliste freelance de 32 ans vient juste d’être engagée par la prestigieuse agence s’appelle Growing Up Female, son premier livre. Le volume est sous-titré A Personal Photo Journal, et c’est effectivement ce qu’il est: roman-photo d’un genre nouveau ou carnet de bord à la facture artisanale -il ressemble à ces journaux dont on noircit les pages en espérant y archiver nos vies. En regard de ses photos -toutes les images sont en noir et blanc-, Heyman a tracé au crayon des commentaires à l’intimité désarmante, qui en orientent la lecture à la première personne du singulier.  » Je suis tellement conditionnée à ne pas me battre« ,  » Ma tante me disait: « Tu es une jolie fille, tu vas bien t’en sortir »,  » Au début, je ne voulais pas que mon mari soit présent dans la salle d’accouchement car je ne voulais pas qu’il me voie si exposée. Et j’avais peur qu’il ne veuille plus jamais faire l’amour avec moi après.  » Les rituels quotidiens et le monde du travail, les masques qu’on porte, les corps et les attitudes, les normes et les croyances tellement intégrées qu’elles finissent par faire partie de soi: le « je » qui s’exprime n’est pas toujours le sien, la photographe se fait parfois le véhicule d’histoires que d’autres femmes lui ont confiées. L’entremêlement de ces récits est évidemment sociologique: de la salle de bains au supermarché, Heyman démonte le petit laboratoire des attentes et des oppressions ordinaires qui pèsent sur la vie des femmes, donc sur la sienne. La mise en regard de deux images suffit à comprendre la portée politique de son geste. La première est une photo de son propre avortement, en 1972:  » Rien ne m’a fait plus ressentir mon statut d’objet sexuel que l’expérience de vivre un avortement seule« , écrit-elle alors. L’autre montre un groupe de « Self-help demo »: des femmes rassemblées pour examiner leur corps et apprendre les gestes d’auto-examen gynécologique -de quoi s’émanciper de la domination des soignants tout puissants. D’un ressenti solitaire à l’empouvoirement par une bienveillance collective: la promesse est forte, mais menacée -difficile de ne pas voir combien, plus de 40 ans plus tard, il faut inlassablement reprendre le combat…

Heyman affirme son projet de manifeste autobiographique dès la couverture de son premier livre, par le biais d'une écriture manuscrite à laquelle les lecteurs pourront choisir de s'identifier ou bien de se distancier.
Heyman affirme son projet de manifeste autobiographique dès la couverture de son premier livre, par le biais d’une écriture manuscrite à laquelle les lecteurs pourront choisir de s’identifier ou bien de se distancier.© ABIGAIL HEYMAN

À Arles où elle était exposée cet été aux Rencontres de la photo, on redécouvrait les images bouleversantes d’Abigail Heyman aux côtés de celles des autres pionnières américaines Eve Arnold et Susan Meiselas. En 1976, la première sortait The Unretouched Woman, resté célèbre pour ses portraits de stars sur le vif (Marilyn Monroe sans façon, Marlene Dietrich ou Joan Crawford en plein soin de beauté); là où Susan Meiselas témoignait dans le même temps, dans le splendide Carnival Strippers, de son immersion dans le monde du strip-tease forain du nord-est des États-Unis, entre exubérance et lassitude… Les trois photographes, dont les livres révolutionnaires se répondent et se complètent, font aujourd’hui l’objet d’un catalogue commun, Femmes à l’oeuvre, Femmes à l’épreuve (éditions Actes Sud) . Sans trop pouvoir se le formuler, leurs images nous manquaient; leur rassemblement est une réparation.

Lessive, courses, soin des enfants: Heyman a beaucoup documenté le travail domestique invisibilisé des femmes. Elle en a fait un sujet en soi, lui rendant une existence publique. Sur ses photos, les femmes sont telles qu'en elles-mêmes -on se situe avant ou après l'exposition sociale.
Lessive, courses, soin des enfants: Heyman a beaucoup documenté le travail domestique invisibilisé des femmes. Elle en a fait un sujet en soi, lui rendant une existence publique. Sur ses photos, les femmes sont telles qu’en elles-mêmes -on se situe avant ou après l’exposition sociale.© ABIGAIL HEYMAN

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Dixit Céline Sciamma

« L’expo de photos d’Abigail Heyman Growing Up Female, présentée à Arles, a été une de mes dernières grandes émotions artistiques. Son travail m’a beaucoup émue. C’est un mélange de photographie et d’écriture manuscrite. C’est comme un journal intime autour du « métier de fille », avec un certain rapport entre l’image et le texte, des réflexions. On y trouve l’articulation entre l’intime et le politique qui est au coeur du féminisme et qui est aussi la question de Portrait de la jeune fille en feu. Les choses qui me bouleversent le plus en ce moment c’est ça, ce qui touche aux rapports entre intime et politique. »

« J’ai des idées très claires sur ce qu’un homme doit être et j’ai essayé de les transmettre à mon fils, mais la raison pour laquelle je ne voulais pas avoir de fille, c’est que je ne savais pas ce que j’aurais voulu lui enseigner sur le fait d’être une femme. Je lui ai dit qu’il pouvait être fort. Il devrait être fort, et il devrait être intelligent. Je ne sais pas si elle devrait être forte. Je ne sais pas si ce serait une bonne chose de lui dire cela ou non. Les hommes me disent « Tu es si forte ». Je pense que si je n’avais pas été si sacrément forte, il aurait été plus fort. « © GROWING UP FEMALE ABIGAIL HEYMAN FEMMES À L'OEUVRE, FEMMES À L'ÉPREUVE, ACTES SUD

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