1967, l’année de grâce (5/7): Tim Buckley, mélancolie en héritage

Entre Tim Buckley et son fils Jeff, ce même physique d'ange mélo. © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le deuxième album du surdoué Buckley père, Goodbye and Hello, pousse son folk cosmique dans un récit volontiers expérimental, dilatant les mélodies pour mieux les imposer. Brillant.

Chaque semaine, on ressort des bacs une pépite de l’année dorée du rock: 1967.

Il n’y a pas si longtemps, près de Bruxelles, un gamin qui courait sur les rails de chemin de fer s’est fait électrocuter en haute tension: il a mieux survécu que ses chaussures, intégralement fondues. L’analogie revient en pensant à la rencontre avec Jeff Buckley à Anvers, l’après-midi d’un concert au défunt Club Pacific, le 21 septembre 1994. Quand il a bien fallu parler du père, un éclair d’impuissance a littéralement traversé le corps du Michel-Ange grungy. Faisant remarquer qu’il avait à peine connu le paternel (1947-1975), mort d’une overdose accidentelle, Jeff, élevé par sa mère et son beau-père, n’a pas plus été convié aux funérailles qu’à la vie de Tim. Entre les deux mecs au même physique d’ange mélo, il y a pourtant une semblable envergure reculant l’esthétique des possibles, la voix jouée comme instrument d’extrême incandescence et de rythmique libertaire. On sait que la fin précoce de Jeff -noyé à un peu plus de 30 ans dans le Mississippi en mai 1997- n’a fait que doper la légende de filiation maudite: musicalement, elle se concrétise une première fois lorsqu’à 24 ans, il est convié à un hommage new-yorkais au père. On est en 1991 et il choisit d’interpréter quatre titres dont trois extraits de Goodbye and Hello, sans hasard dans le choix de I Never Asked to Be Your Mountain. La chanson de six minutes de Buckley senior évoque clairement sa liaison amoureuse avec Mary Guibert et leur fils, Jeffrey Scott « Jeff » Buckley. Tim y chante ceci: « The Flying Pisces sails for time/And tells me of my child/Wrapped in bitter tales and heartache/He begs for just a smile/O he never asked to be her mountain. » Jeff expliquera que c’est précisément parce que l’ambiguïté du texte le remue au plus profond qu’il a interprété ce titre en tribute au père-fantôme. L’amertume ne dessine pas forcément les grandes chansons, mais la reprise du fils pour le père impose un de ces moments christiques, qui amènera bientôt à la signature de Jeff Buckley par Columbia Records. Et un destin aux évocations parallèles: les astrologues en feront ce qu’ils veulent.

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Chansons limitrophes

Timothy Charles « Tim » Buckley III n’a qu’un peu plus de 20 ans lorsque paraît son second album en août 1967. Dix mois auparavant, un premier disque éponyme a révélé une voix aux allures de folk cathédral, entraînant le thème principal des relations amoureuses sur des allures anti-champêtres, délirante version dandy de Donovan. Cette grandeur naturelle est alors mise en son par deux producteurs-phares de l’époque. D’abord le boss du label Elektra, Jac Holzman, découvreur de Tim et Paul A. Rotschild, bientôt célèbre pour son travail avec les Doors et Janis Joplin. Et l’arrangeur Jack Nitzsche, fameux pour ses collaborations orchestrales avec les Stones, qui recouvre quelques chansons de cordes filandreuses. Tout cela pour un mec qui sort à peine du lycée où il a composé la majorité des morceaux avec son pote Larry Beckett, le 33 tours Tim Buckley étant plié en trois jours de studio à Los Angeles.

La critique a logiquement frémi devant l’évident talent mais le disque n’a pas eu de retentissement commercial. C’est dire que le second essai discographique doit absolument amplifier l’intérêt initial et comme pour adouber ce désir-là, l’album débute sur un tonnerre guerrier. Celui de No Man Can Find the War –cosigné avec Beckett comme quatre autres morceaux- et d’une guitare acoustique dominée par les vocalises naturellement hantées: présence tellurique d’une époque déjà obsédée par le Viêtnam mais où l’on ne sonorise guère les musiques au-delà des instrus traditionnels. Peut-être une idée originale de Jerry Yester qui, avec le patron Jac Holzman, produit les dix titres sur l’idée globale d’un folk hypertrophié, physique et gonflé. Il s’incarne dans le déjà cité I Never Asked to Be Your Mountain,où Buckley jette ses propres regrets biographiques dans une bataille de guitares, tablas et vibraphone. Le véritable mur du son qui deale avec les thématiques -moins métaphoriques que sur le premier disque- indique que tout s’élargit, l’inspiration comme l’expérimentation.

Dans cette combustion parfois jazzy annonçant les tendances free ultérieures, Buckley trouve le sens mélodique original (Pleasant Street) et vire le rockde ses préoccupations d’époque. Le tempo quitte donc volontiers le binaire occidental pour de multiples horizons océaniques et les fantasmes de l’infini. Cinquante ans plus tard, on reste bluffé par ces chansons limitrophes, sérénades proches de l’os comme la finale du disque, Morning Glory, géant nuage de pureté vagabonde. Reste qu’au-delà des parfums psychés typiques de 1967 -notamment dans Phantasmagoria In Two- l’album porte aussi le classique absolu de Buckley père, Once I Was. Un moment d’ultime mélancolie où le chanteur se demande ce qu’il laissera en héritage de ses dérives: au moins cet album vertigineux dont les paroxysmes et béatitudes, un demi-siècle plus tard, ont décidé de ne jamais vieillir.

1967, l'année de grâce (5/7): Tim Buckley, mélancolie en héritage

Cover story

Sur son premier album, Tim Buckley évoque un jeune dandy soigné mais distant. La pochette de Goodbye and Helloredistribue les cartes du plaisir apparent: Buckley en gros plan et contre-jour sourit à la caméra de Guy Webster, un nom sur la scène californienne pour ses images des Stones débutants ou des Mamas & The Papas. Image d’autant plus déridée en comparaison avec la tonalité parfois grave des chansons que Buckley s’est mis dans l’oeil droit ce qui ressemble à une grosse bille de gamin…

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