Mosaic, série en pièces détachées

Le scénariste Ed Solomon, devant les morceaux de Mosaic, une série d'abord déclinée sur une application mobile. © DR
Nicolas Bogaerts Journaliste

La dernière création de Steven Soderbergh Mosaic, enchâsse le format télévisé dans une application vidéoludique et interactive censée lancer le petit écran vers son nouvel âge. Esthétique, malin, mais déjà vu.

Le réalisateur récompensé à Cannes pour Sexe, mensonges et vidéo (1989) n’en est pas à son coup d’essai. Après Fallen Angels ou The Knick, Steven Soderbergh repose sa griffe sur une série télé, comme l’ont fait Martin Scorsese et David Lynch, entre autres. La nouveauté est qu’avec le scénariste Ed Solomon ( Men in Black), il a imaginé une série déclinée, avant le petit écran, sur une application iOS/Android, accessible exclusivement aux États-Unis depuis novembre 2017. Diffusée aujourd’hui dans sa version télé par BeTv, Mosaic se présentait alors comme une arborescence permettant une multitude de chemins pour explorer, en trois perspectives différentes, une enquête criminelle particulièrement retorse. Une célèbre auteur de livres pour enfants, Olivia Lake (Sharon Stone), disparaît de son domicile dans les montagnes enneigées de l’Utah. Son amoureux Eric (Frederick Weller), est jugé coupable et incarcéré. Quatre ans plus tard, sa soeur Petra (Jennifer Ferrin), décide de reprendre l’enquête, à laquelle elle mêle l’ancien concierge d’Olivia, Joel (Garrett Hedlund), peu à son aise sur les lieux du crime, ainsi que Nate (Devin Ratray), le policier hyper émotif du coin. Sur la piste du tueur, les capsules vidéo se succèdent pour reconstituer pièce par pièce le récit. Quantité d’informations apparaissent sous forme de fichiers audio, vidéo ou d’images qui invitent à réexaminer certains indices, passer vers le point de vue d’autres protagonistes, créer des ponts entre les récits et une histoire à la carte. Au final, tous les chemins mènent à Rome et à la résolution de l’enquête. L’idée sous-jacente de cette application est de non seulement varier les perspectives, mais de permettre à chacun de choisir la dose d’information qu’il entend recevoir, y compris d’assouvir un besoin d’exhaustivité.

Mosaic, série en pièces détachées

L’avenir de la télé ?

À l’heure où les modes de consommation des séries télé se diversifient, où les histoires se complexifient et les références se multiplient parfois au nez et à la barbe de spectateurs trop pressés, les réseaux sociaux sont devenus un formidable réservoir d’informations, d’analyses, de théories, de spoilers ou de séances de rattrapage. Il n’est pas interdit de penser que l’idée derrière Mosaic est de créer un univers clos et autarcique où le spectateur peut aller chercher intra muros l’information dont il a besoin. Ou la dénigrer. Alors que durant des mois, les spectateurs et fans de Lost, Game of Thrones ou Twin Peaks se sont répandus en vidéos, spoiler alerts et examens méthodiques de chaque pan du récit pour n’en laisser aucune goutte sécher au vent de l’oubli, c’est comme si Soderbergh et Solomon proposaient de le faire en un seul et même endroit.  » Tout cela n’a qu’une raison d’être: te donner la chance de revenir en arrière pour réécrire le passé », dit le shérif Alan Pape (Beau Bridges) au détective Nate Henry quand il décide de relancer l’enquête. Des phrases comme celles-là énoncent clairement l’ADN de ce projet transmédia: une sorte de jeu de l’oie, une aventure dont vous n’êtes pas le héros mais le spectateur privilégié (et intrusif), qui vous guidera inexorablement vers une seule issue mais vous invitera à profiter de toutes les possibilités de développement, de réexamen ou d’accélération que vous offre le format interactif. Pour ceux vivant dans le pays où il est disponible. Au moment où Mosaic est diffusée sur BeTv en version linéaire se repose la question de l’avenir du format télé. Déjà passée à la centrifugeuse avec la dernière saison de Twin Peaks, dont les 18 chapitres découpaient davantage une expérience cinématographique qu’une série à proprement parler, la télévision vit la concurrence des plateformes de streaming prêtes à se livrer une bataille rangée titanesque: Amazon, Disney, Hulu et Netflix. Cette dernière a par ailleurs franchi le pas de la série animée interactive avec L’épopée du Chat Potté, prisonnier d’un conte ou Buddy Thunderstruck: la pile des peut-être où les kids choisissent le déroulé du récit.

Mosaic, série en pièces détachées

Les expériences d’interactivité entre le spectateurs et les écrans multiples (smartphones, tablettes, minitel, PC…) ne datent pas d’hier, mais aucune n’a réussi à chambouler la sacro-sainte chronologie des médias, qui fait de la télévision le réceptacle final des formats de fiction ou de documentaire (lire encadré). En 2015, la RTBF avait produit L’Homme au harpon, une série documentaire interactive et un jeu de rôle, pour sensibiliser à la question de la réinsertion. Cette gamification, qui transforme l’espace narratif en jeu, est sans doute l’avatar le plus abouti d’un univers multimédia fantasmé comme le Graal ou l’Arche d’Alliance des nouveaux formats audiovisuels

Le format vidéoludique

Sharon Stone, Paul Reubens et Steven Soderbergh sur le tournage de Mosaic.
Sharon Stone, Paul Reubens et Steven Soderbergh sur le tournage de Mosaic.

C’est dans ce mouvement que s’incrit Mosaic, dont les séquences filmées rappellent les codes des Full Motion Video (FMV), clips préenregistrés et incrustés dans les jeux vidéos. Le filtre utilisé par la photographie, le cadre épais et noirci entourant certains plans donnent l’impression d’images volées en caméra cachée ou subjective et renforcent l’impression d’immersion. Dans le fond, quel résultat atteint Mosaic une fois que ces clips sont mis bout à bout? Dans le premier épisode, Joel et son meilleur ami Frank daubent allègrement sur les narrations linéaires en BD. Il s’agit bien de cela. Si la série respecte le dispositif divisant le récit en trois perspectives différentes, chacune d’elles est la somme de scènes parfois montées à la serpe ou lestées de raccords sonores bâclés. La série garde les traces de son format vidéoludique d’origine, dont elle s’affranchit progressivement pour gagner en fluidité et en esthétique -certains plans sont composés à la manière d’oeuvres d’art, et ce n’est pas un hasard. N’empêche. Dégagée de sa curiosité technologique, l’histoire est un whodunit classique, sans surprise ni réel coup d’éclat, qui s’étire en longueur, s’élève parfois au-dessus de ses protagonistes pour capturer un pan de ciel bleu magnifique, ou la crinière majestueuse d’une montagne enneigée. Les scènes passionnelles entre Sharon Stone et Frederick Weller produisent un sentiment de gêne tant leur jeu d’acteur paraît mécanique et désincarné. Les prestations de Jennifer Ferrin ( Time After Time ) en soeur justicière hyper analytique, ou de Michael Cerveris en spéculateur immobilier glaçant et impassible sont en revanche impeccables. Et ne sont en rien éclipsées par la présence au générique de Beau Bridges, James Ransone (The Wire) et… Paul Reubens, aka Pee-wee Herman. L’impression générale est que le dispositif de Mosaic l’emporte sur l’histoire, réduisant l’intérêt ou la qualité de celle-ci. Résultat d’une technophilie, d’une quête désespérée pour ne pas louper le train de la nouvelle télévision, ou d’un format narratif plus proche du jeu vidéo, le scénario perd en force ce qu’il gagne en symbolique dans la course aux formats de demain.

Mosaic. Série créée par Steven Soderbergh. Avec Sharon Stone, Frederick Weller, Jennifer Ferrin. ***(*)

Jeudi à 21h sur BeTv

TV, game over?

Julien Annart, détaché pédagogique et responsable de la coordination des espaces jeu vidéo au Quai 10 à Charleroi, est spécialiste des questions de gamification et de transmédia.

Mosaic, série en pièces détachées

L’entrée de la gamification dans l’univers des séries et le transmédia signent-ils la fin de la télévision telle que nous l’avons connue?

L’idée de créer des ponts entre différents médias, de fusionner les formats n’est pas neuve. On nous en parle depuis plus de 20 ans. Souvenons-nous de ces termes qui semblaient rimer avec futur: multimédia, crossmédia, CD-Rom… Dans les faits, du point de vue de la consommation de masse, ça n’a jamais vraiment marché, ou pas longtemps. Il y a eu des expériences folles, géniales même, en termes d’esthétique, d’idées créatrices. En termes de chiffres, d’influence directe, on reste malgré tout dans du classique, sans bouleverser la chronologie des médias. La technophilie actuelle a tendance à aveugler une certaine frange du public qui oublie que ces expériences sont anciennes et ont toutes été abandonnées. Mais c’est comme si du côté des créateurs et des producteurs, ainsi que des commentateurs, on avait peur de louper le coche: « au cas où ça marche, rangeons-nous du côté des enthousiastes! »

Il y a déjà eu des tentatives significatives?

Depuis les années 90, la télévision teste des format de séries interactives qui invitent le spectateur à choisir parmi plusieurs suites possibles à l’histoire. Téléphone, Minitel (en France), aujourd’hui smartphones, tablettes et réseaux sociaux: rien n’a été vraiment pérenne ou couronné de succès. Dans les jeux vidéo il y a eu des tentatives, dans le monde de la VR (réalitué virtuelle), de sortir les contenus en formats classiques. Si l’impact de ce découpage peut donner de résultats peu satisfaisants en télé en termes de fluidité et de richesse narrative, dans le jeu vidéo, c’est moins grave: l’histoire importe moins que le gameplay et son expérience.

L’interactivité recherchée par ces formats n’est-elle pas déjà à l’oeuvre sur les réseaux sociaux? Avec les théories sur des personnages ou des scènes de série sur YouTube, les tweets qui commentent des programmes en direct, les lives Facebook, etc.?

Les gens qui balancent des commentaires simultanément sur Twitter ou d’autres réseaux sociaux ont en effet une plus grande réactivité que la plupart des outils imaginés par l’industrie pour susciter l’interactivité. Il y a en revanche des choses fantastiques qui ont été tentées par des acteurs audacieux. Je songe à About: Kate sur Arte, qui jouait l’immersion via la télé, les tablettes et les smartphones. Ou L’Homme au harpon, pour la RTBF. Mais au final, d’un point de vue industriel ou financier, le transmédia n’a toujours pas pris. On observe sur YouTube une manière de réagir aux séries, aux jeux vidéo qui donne une nouvelle forme d’interaction. Mais recréer ça sur un support dédié, géré en amont, c’est très compliqué.

Du point de vue des modes d’écriture, l’interpénétration entre jeux vidéo et séries ne donne-t-elle pas déjà des résultats?

Certains jeux vidéo épisodiques, très narratifs, où chaque épisode dure une heure, reprennent les codes et le format des séries télés. Le meilleur résultat en la matière, d’après moi, est le jeu français Life Is Strange. Aux États-Unis, l’éditeur Telltale a adapté la série Walking Dead en jeu épisodique et interactif. ça avait suffisamment marché pour imaginer de le refaire avec d’autres licences. Notons encore Enterre-moi mon amour, au croisement du jeu vidéo et de ces livres « dont vous êtes le héros », qui se joue en temps réel et propose un mode d’écriture novateur. Mais si les supports peuvent se croiser de manière subtile, pour ce qui est des publics, ce n’est pas encore gagné.

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