Laurent Raphaël

L’édito: Inquisition 2.0

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le tribunal du Web a fait une nouvelle victime en la personne de Mennel Ibtissem, candidate à l’émission The Voice France.

Cette jeune musulmane en apparence émancipée -seul un turban court et coloré trahit ses convictions- a fait fondre les coeurs avec une reprise vibrante mêlant arabe et anglais de l’hymne à la tristesse Hallelujah du barde Leonard Cohen. Un instant de communion télé qui vaut son pesant de symbole lacrymal: ce n’est pas tous les jours qu’une Beurette aux yeux bleus entonne en prime time la chanson d’un Juif couvert de femmes. De quoi redonner des couleurs au drapeau mité d’une société multiculturelle harmonieuse et apaisée. Certains voyaient déjà en elle une Marianne du XXIe siècle, héroïne d’une France post-crispations identitaires. Mais de vilains posts Facebook exhumés de son passé récent, dans lesquels cette adepte des prêches ambigus de Tariq Ramadan entonnait le refrain nauséeux du complotisme au lendemain des attentats, sont venus briser net le conte de fée oecuménique, l’obligeant à jeter l’éponge et à rejoindre la liste de ces honteux de la Toile, pris en flagrant délit de racisme, de haine ordinaire ou d’humour douteux. À l’ère digitale, la distance entre le Capitole et la Roche Tarpéienne n’a jamais été aussi courte, précisément celle qui sépare un individu sous les projecteurs de ses derniers propos ou photos compromettants. D’autant que le public aime presque autant adorer que détester ce qu’il a encensé comme si le frisson de la haine était parfois plus enivrant que celui de l’amour.

Que se passerait-il si demain, suite u0026#xE0; un piratage ou au du0026#xE9;lire purificateur d’un Zuckerberg u0026#xE9;vangu0026#xE9;liste, la fru0026#xE9;quentation des sites porno s’affichait automatiquement sur les murs Facebook?

Au-delà de ce cas particulier dont on déplorera surtout qu’il va donner du grain à moudre aux agités de tous bords (les fachos qui ne manqueront pas de voir dans cette gamine une taupe infiltrée pour islamiser la variété française, les intégristes qui brandiront sa mésaventure comme une manifestation supplémentaire de l’humiliation dont sont victimes les musulmans dans une société française à géométrie variable -la preuve, Éric Zemmour sévit toujours, lui…), cette affaire pose plus largement la question morale de la mémoire indélébile. Sommes-nous comptables toute notre vie des gestes, paroles et écrits qui jalonnent notre existence, balayés hier par le vent de l’oubli, mais désormais gravés dans le marbre numérique, et donc susceptibles de remonter à tout moment à la surface? En faisant le pari de l’omniscience, ne nous sommes-nous pas fourvoyés dans une impasse éthique? Car comment concilier l’indispensable droit à l’erreur, au secret, et même à la connerie, qui est l’antichambre de la responsabilité individuelle, sa soupape aussi, et cet effet boomerang induit par la transparence digitale qui vous renvoie le moindre faux pas à la figure, même s’il est prescrit, même s’il est bénin? Si l’on n’absout pas les péchés véniels, singulièrement ceux des ados, la société finira tôt ou tard par s’étouffer avec le torchon de sa propre vanité. Que se passerait-il par exemple si demain, suite à un piratage ou au délire purificateur d’un Zuckerberg évangéliste, la fréquentation des sites porno s’affichait automatiquement sur les murs Facebook?

Les réseaux sociaux ont remplacé le journal intime ou le proche à qui l’on confiait ses petits secrets pas toujours jolis-jolis. Sauf qu’au colloque singulier a succédé cette agora déguisée en confessionnal. Comme si parmi les 1000 « amis » de Facebook il ne s’en trouvait pas au moins une centaine prêts à colporter des infos susceptibles de faire le (bad) buzz? On ploie sous les souvenirs souvent futiles et encombrants alors que dans le même temps l’Histoire continue à être frappée d’amnésie. Singulièrement en ce qui concerne les Africains et leurs descendants installés de part et d’autre de l’Atlantique, dont le passé a été confisqué ou blanchi. Cela tombe bien, en écho au festival Afropolitan qui se tient à Bozar, ce numéro fait la part belle à ces artistes qui remettent les mémoires à l’heure. Car comme le dit la militante Rokhaya Diallo: « Un récit commun ne peut être écrit sur des bases qui écrasent, mais qui incluent. » À méditer entre deux Tweets…

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content