Laurent Raphaël

L’édito: Enfants martyrs

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Je n’ai pas vérifié si on trouve ça en librairie, mais je serais curieux de lire un essai sur la politisation des enfants à l’ère numérique.

Dans mon souvenir, les premiers émois politiques épousaient surtout les préoccupations de parents qui allaient changer le monde, pourfendre l’injustice, abattre les murs et diffuser l’amour à grande échelle. Un festival pour la bonne cause vietnamienne par-ci, une manif anti-nucléaire par-là -pour laquelle j’ai été à mon corps défendant transformé en gamin-sandwich garni de slogans pacifistes qui ont piteusement bavé après une pluie battante, ce qui m’a bien plus traumatisé que la dissémination de missiles nucléaires sur le sol belge…

Quant aux rares occasions de me frotter de mon propre chef à la doxa, comme avec la mini-série Holocauste diffusée par la RTBF et dont tout le monde parlait à la récré, moins pour ses vertus historiques que pour ses images de guerre réalistes, j’en avais été privé. Motifs: heure de diffusion tardive et sujet beaucoup trop violent pour un petit garçon. En comparaison, mon fils de 9 ans est un politologue émérite doublé d’un spécialiste des souffrances humaines malgré les précautions prises pour lui épargner la chronique des horreurs quotidiennes. Chaque jour il rentre de l’école avec une question, une opinion ou une blague en rapport avec les affaires, rarement joyeuses, du monde. La dernière en date, servie la veille du 8 novembre: « -Trump et sa femme ont une fille, ils l’appellent Pauline. -Tu sais comment on la surnomme? -Trumpoline! » Le lendemain, c’est avec une mine déconfite qu’il rentre à la maison. On leur a montré en classe Apocalypse, le feuilleton à succès sur la Première Guerre mondiale, armistice oblige. Gloups. Un peu tôt pour leur infliger cette piqûre de barbarie, non? Les gueules cassées ne sont d’ailleurs pas passées inaperçues. Cette nuit-là, elles danseront dans ses cauchemars.

A cet âge-là, mon horizon géographique, et donc mental, se limitait au pâté de maisons ceinturant le domicile des parents. J’aurais été bien incapable de citer le nom de Jimmy Carter et encore plus d’ironiser sur la Guerre froide. Ma science géopolitique se résumait aux méchants Soviets, aux valeureux cow-boys, aux inquiétants fumeurs d’opium et aux mystérieux Congolais qui peuplaient les albums de Tintin. Dans ma tête, le monde se divisait en deux camps bien distincts: les bons et les méchants.

Vouloir conscientiser ses enfants aux ru0026#xE9;alitu0026#xE9;s, mu0026#xEA;me les plus douloureuses, est a priori une intention louable. Mais n’est-ce pas prendre le risque de les faire grandir trop vite?

Faut-il se réjouir de cette confrontation précoce avec les enjeux de l’époque, histoire de préparer les mômes à l’avenir incertain qui les attend, ou au contraire s’en inquiéter, et fustiger les dégâts potentiels de cette marée noire sur des esprits encore fragiles? Difficile de répondre sans éviter de tomber dans les pièges du politiquement correct et du populisme. Vouloir conscientiser ses enfants aux réalités, même les plus douloureuses, est a priori une intention louable. Mais n’est-ce pas prendre le risque de les faire grandir trop vite? De les priver de cette part d’innocence qui est l’antidote de la haine? D’un autre côté, affirmer une main sur le coeur qu’il faut protéger la jeunesse des mauvaises influences qui rôdent tout en enfonçant de l’autre la poignée de gaz d’un système économique et technologique qui creuse les inégalités et amplifie par ricochet la violence, c’est pousser loin le bouchon du cynisme.

J’avoue, je navigue souvent à vue. Les petits copains qui se farcissent le JT tous les soirs sont-ils plus épanouis? Plus aguerris? Mieux outillés pour trouver demain leur chemin? J’imagine que tout dépend de la parole adulte qui canalise ou non cette déferlante de nouvelles visqueuses. Et moi, quand j’emmène mon fils voir une exposition où la douleur perle à grosses gouttes mais filtrées par la subjectivité d’un artiste, suis-je dans le bon ou est-ce que je me comporte juste comme un bobo naïf et prétentieux qui ferait mieux d’apprendre le catéchisme à son rejeton? Pour se consoler de ne pas avoir la science infuse sur ce coup-là, je m’accroche à cette parole du regretté Leonard Cohen, entendue sur le morceau Anthem de l’album The Future: « Il y a une fêlure dans toute chose/C’est ainsi que la lumière y entre. »

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