Critique

À la télé ce soir: Manneken Swing

Manneken Swing © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Figure à la fois emblématique et oubliée du jazz belge des années 30 et 40, Stan Brenders et sa carrière brisée par la guerre et les accusations de collaboration sont au coeur d’un documentaire, Manneken Swing, diffusé par la RTBF.

Son portrait, anonyme, trône discrètement sur l’un des murs de l’Archiduc. Son piano, intact, n’en a pas bougé depuis un demi-siècle. Stan Brenders ne fut pas que le propriétaire du troquet bruxellois où Arno a ses habitudes. Oublié de l’Histoire, il fut aussi, surtout, l’un des plus grands chefs d’orchestre et musicien de swing des années 30 et 40.

« Je ne vais pas dire que c’était Stromae, mais Brenders fut un temps l’une des personnalités préférées des Belges, sourit le réalisateur de Manneken Swing Julien Bechara. Ça nous intéressait de savoir comment un mec pareil pouvait être réduit à un tel anonymat. Ce qui fait que toute cette période charnière, cette époque glorieuse du jazz belge avec Jean Omer, Fud Candrix, est connue des spécialistes comme Marc Danval, mais pas du tout du grand public. »

Fouillé et inspiré, Manneken Swing naît de la rencontre entre son scénariste David Deroy et Jean-Louis Hennart, l’actuel proprio du bar Art déco de la rue Dansaert. « Un jour, David va boire un verre à l’Archiduc et termine sa soirée à discuter d’un type qui n’est alors qu’une photo ayant attisé sa curiosité. Jean-Louis lui explique. En 1953, Brenders n’a plus rien. Il a perdu son statut de chef d’orchestre de la radio et son goût à la vie. Il investit le peu d’économies qu’il lui reste dans cet endroit pour en faire un lieu dédié au jazz où il pourra jouer, inviter ses copains et des stars de passage. » Hennart retrace l’ascension, la consécration, la descente aux enfers. Le terreau pour faire pousser un passionnant documentaire. Sauf que les vestiges du passé sont rares. Quand Deroy approche Bechara, il a déjà mené plus de deux ans de recherches. Ils ne trouveront aucune image filmée de leur héros.

« C’est une période oubliée. Nous n’étions pas les champions du monde de la pérennisation d’archives. La télé n’existait pas. J’espère qu’à la sortie du film, personne ne viendra nous dire: « Mais pourquoi vous ne m’avez pas contacté? J’ai toute une caisse de souvenirs… » Franchement, j’en doute. On a cherché partout et on a accompli un travail de bénédictin pour contacter ses ayants droit. Certains n’avaient pas Internet. On devait passer par les registres de population. Envoyer des lettres aux communes pour qu’elles les contactent et qu’ils acceptent que nous soient communiqués leurs numéros de téléphone. Tout ça pour terminer dans un grenier parfois sans rien dans les mains ou avec une belle photo… Il n’existait aucune biographie. Aucun film n’avait été tourné. Tout au plus la BRT avait-elle réalisé un documentaire intitulé Jazz in België il y a 35 ans. »

Les deux hommes débusquent malgré tout beaucoup de courrier écrit de sa main ou par son avocat après la guerre. « La famille de sa deuxième femme, Jacqueline, nous a permis de reconstituer le puzzle. Ils étaient encore très jeunes mais parlent d’un être sensible, d’un doux rêveur, d’un bosseur, d’un grand mélomane. »

Comme Gershwin

Pourquoi se lancer dans un documentaire sans posséder la moindre séquence filmée de celui qu’on veut raconter? Parce que brosser le portrait de Stan Brenders, ce fils né en 1904 à Bruxelles d’une domestique et d’un exploitant d’estaminet des Marolles, c’est narrer l’âge d’or de la radio, du swing et des big bands, les DJ’s de l’époque. Les débuts de Flagey (où sera présenté le documentaire avant son passage en télé) et la figure vraiment maudite du musicien qui a connu une formidable ascension, mais dont la place de renom (il dirige l’orchestre jazz de la radio nationale de 1936 à 1945) l’amènera à tout perdre après les accusations de collaboration.

« Pas mal de Belges sont partis jouer en Allemagne pour les Allemands. Brenders, qui était affilié à des réseaux de résistance, mais a aussi un peu profité de l’Occupation, a servi d’exemple. L’INR le trouvait encombrant, ne voulait plus diffuser de jazz trop connoté allemand. Puis son big band coûtait cher. Sa radiation a jeté sur lui le discrédit le plus total. »

Le dossier est classé sans suite, mais le mal est fait. La profession de musicien de jazz pour une radio ou un orchestre a cessé d’exister. En 1953, brisé par la mort de son fils unique, iI sombre dans l’isolement, l’oubli et la solitude. Il décédera en 1969 des suites d’un diabète sévère.

Comparé par le Melody Maker à Henry Hall, chef du grand orchestre jazz de la BBC, Brenders a concilié son amour du classique et un jazz qu’il rêvait d’anoblir comme Gershwin aux Etats-Unis. « Il en a fait un truc symphonique, large, haut… C’était un esthète. »

Pour pimenter encore la réalisation de leur documentaire, Deroy et Bechara ont décidé de n’utiliser aucune interview. « Ça aurait eu un intérêt si on avait pu mettre la main sur des gens qui l’avaient connu et qu’il avait touchés. On a juste réussi à contacter George Clais, un trompettiste qui avait bossé dans son orchestre. On est allé le voir. Il avait plus de 80 ans et il est décédé pendant qu’on faisait le film. »

Inspiré par des histoires de microphénomènes belges qui s’exportent, comme The Sound of Belgium (« un autre registre, une autre époque, mais une super manière de faire coller le fond et la forme ») ou Marcel Superstar d’Olivier Monssens, Apocalypse (« on est autant dans le documentaire musical qu’historique ») ou encore Whiplash (« c’est pas un docu mais j’aime sa manière de filmer la musique »), Manneken Swing est construit sur des archives filmées, beaucoup de photos, des natures mortes, des plans de l’Archiduc et d’intérieurs des années 30, puis aussi l’enregistrement d’un big band emmené par Eric Mathot. « Le parti pris du conte et de la narration s’est imposé. On a essayé de sublimer tout ça par le ton radiophonique du film. » Big Stan.

DOCUMENTAIRE DE JULIEN BECHARA.

Ce vendredi 20 novembre à 22h00 sur La Une.

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