Brazil, raconté par Terry Gilliam (série films cultes 1/7)

Brazil © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Durant l’été, Focus replonge dans les méandres passionnés de l’histoire d’un film culte en compagnie de son réalisateur. Film-monstre à la croisée des influences qui s’impose en nouveau parangon du cinéma d’anticipation à sa sortie en 1985, Brazil ouvre le bal. Terry Gilliam se souvient…

Il fallait voir la flamme embrasant soudainement l’oeil du fringant septuagénaire au beau milieu de notre rencontre au printemps 2012, dans l’enceinte bétonnée d’un Tour & Taxis accueillant le BIFFF pour la dernière fois, à l’instant précis où il fut question de The Man Who Killed Don Quixote, arlésienne que ses quelques jours de tournage, catastrophiques, ont précipité dans les limbes il y a plus d’une douzaine d’années: « Je préfère ne pas trop me prononcer mais nous sommes actuellement en pleines négociations financières pour tenter d’en relancer la production. Ce n’est pas la première fois, certes, mais le film pourrait donc finalement se faire! » C’est que Terry Gilliam est de cette race de cinéastes, rares, visionnaires, et donc forcément un peu maudits, qui ne lâchent pas leurs rêves.

De rêves, il en est justement beaucoup question dans son fameux Brazil, premier film post-Monty Python singulièrement ambitieux qui voit le jour au mitan des années 80 dans un contexte déjà houleux, aux difficultés techniques rencontrées lors du tournage s’ajoutant bientôt des démêlés historiques opposant le cinéaste à ses producteurs d’Universal -dépassés par la noirceur et la complexité du propos, ceux-ci refuseront de sortir Brazil en l’état sur le sol américain, le conflit engendrant différentes versions du film, dont l’une au happy ending souverainement absurde. Qu’à cela ne tienne, puisque la fulgurance visuelle et la pertinence critique de cet ovni sans doute inépuisable ne manqueront pas d’en faire une référence populaire au culte définitif.

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La mécanique du scénario est implacable, qui reprend à son compte la théorie du battement d’ailes du papillon. Sauf que, pour le coup, c’est une mouche écrasée qui entraîne l’infernale réaction en chaîne à même de mettre l’inflexible appareil bureaucratique régissant l’univers anticipatif imaginé par Terry Gilliam sens dessus dessous. C’est là qu’intervient Sam Lowry, modeste fonctionnaire que ses aspirations romantiques un peu tartes contribueront bientôt à poser, incidemment, en ennemi à abattre d’un Etat totalitaire dont les rouages hyper huilés tournent fous…

Gilliam raconte que le point de départ de Brazil remonte à une soirée passée à Port Talbot, ville industrielle galloise connue pour ses aciéries, et où la plage est noire de poussière de charbon. Dans le jour déclinant, il a la vision d’un homme assis là, dans le sable, occupé à regarder le coucher du soleil à côté d’une radio jouant une musique bizarre, des airs romantiques sud-américains, possiblement brésiliens. Cette image originelle, le film, qui fera du Aquarela do Brasil écrit par Ary Barroso l’un de ses thèmes musicaux-clés, la refondera en ligne directrice de sa foisonnante intrigue -un homme qui tente de fuir, ou pense pouvoir échapper à sa grise réalité. Et restera comme l’une des multiples pistes signifiantes suggérées par son titre même, le Brésil incarnant ce genre de destination idéalisée où l’on rêverait d’aller quand on part travailler le matin.

« Dans tous mes films, il y a l’idée d’une traversée du miroir. J’essaye toujours d’aller au-delà de la surface de la réalité et de comprendre de quoi il retourne véritablement », analyse Terry Gilliam. Si cette traversée du miroir se fera purement littérale avec The Imaginarium of Doctor Parnassus (2009), elle s’incarne de manière plus symbolique dans Brazil à travers le personnage de Lowry (épatant Jonathan Pryce), bureaucrate sans histoire qui s’évade constamment dans un univers onirique dont les envolées aériennes l’arrachent à la lourdeur procédurière d’un système administratif à l’autoritarisme écrasant. A tel point que le film évolue non pas entre rêve et réalité mais entre rêve et cauchemar, le délire baroque orchestré par Gilliam prenant la forme d’une contre-utopie sombre et férocement satirique.

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Dans sa philosophie, et l’univers post-moderne et répressif qu’elle entend explorer, la fable, excentrique, se présente ainsi comme la synthèse, hyper aboutie, d’une diversité assez folle d’inspirations (Orwell, Huxley, Zamiatine, Kafka, Thurber…) enfantant un film-monstre, autant qu’un film-monde, esthétiquement soufflant, à la fois néo-expressionniste, mégalomane et éminemment singulier, qui cite certes explicitement Fritz Lang (Metropolis) ou Sergueï Eisenstein (Le Cuirassé Potemkine), entre beaucoup d’autres, mais se posera surtout lui-même en nouveau mètre-étalon d’un genre en soi, influençant à son tour des générations de cinéastes aux obsessions plastiques, du tandem Caro et Jeunet (La Cité des enfants perdus) au mésestimé Alex Proyas (Dark City) en passant même par les Coen brothers de The Hudsucker Proxy, et jusqu’à Zack Snyder, à la sauce Coyote Girls certes, pour Sucker Punch.

Grand corps malade

Ployant ponctuellement sous le poids de son trop-plein d’idées formalistes orientées SF, le film n’en capte pas moins brillamment l’air de son temps. A cet égard, la scène du restaurant, où une violente explosion survient en plein service, est éloquente: les nantis extravagants composant sa clientèle s’interrompent à peine, le temps de constater qu’ils n’ont pas été blessés, avant de poursuivre leur repas comme si de rien n’était. « J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait là d’une blague sinistre, se souvient Gilliam, car l’action de Brazil s’inscrivait dans le contexte de la période de Noël, avec toutes ces bombes ravageant des centres commerciaux. Mais en décembre de cette même année 1983 où nous étions occupés à tourner le film, on apprend qu’il y a eu une explosion chez Harrods à Londres (un attentat à la voiture piégée revendiqué par l’IRA, ndlr). Et devinez ce qui s’est passé? Ils se sont immédiatement remis au travail. Exactement comme dans le film. »

Terrorisme, surconsommation, incommunication, limitation des libertés individuelles, absurdité administrative, débordements narcissiques de la chirurgie esthétique, omniprésence des écrans… Brazil passe à la loupe grossissante un vaste éventail de dérives on ne peut plus contemporaines avec une rare puissance visionnaire, Gilliam grattant là où ça fait (très) mal, et au cutter, le grand corps malade d’une société étrangement familière. En ce sens, Brazil, dans son propos du moins, n’a peut-être jamais été aussi actuel qu’en 2013. « Quelque part au XXe siècle », annonce pourtant la première séquence, détonante, du film…

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« Je pense simplement que les gens sont désormais plus au courant, surtout la jeune génération, commente le réalisateur. Parce que le terrorisme, notamment, trouve plus d’écho dans les médias aujourd’hui. Ce que les gouvernements récupèrent d’ailleurs de manière malsaine, en brandissant la menace terroriste à tout-va: si les choses vont mal, croyez-moi, ce n’est pas la faute au terrorisme, mais à un système en surchauffe, au bord de l’implosion. Tout ça pour dire que je n’ai fait alors que transposer à l’écran ce que j’observais autour de moi. Brazil ne fait que décrire le monde dans lequel je vivais au milieu des années 80. Chaque idée de ce film découle d’un fait réel de l’époque. Bon, d’accord, certains éléments reflètent une réalité qui avait davantage cours en Europe de l’Est qu’aux Etats-Unis. Mais les choses ont changé, regardez l’Amérique aujourd’hui, et sa homeland security. La volonté de contrôle, quasi maladive, de l’Etat n’est quoi qu’il en soit pas une nouveauté. Une organisation se doit de survivre, donc elle doit combattre le terrorisme, et pour ce faire elle en vient à adopter les méthodes invasives qu’elle est censée combattre, et qui contribuent à leur tour à l’émergence de nouvelles formes de terrorisme. C’est sans fin. Voilà l’une des nombreuses questions que je cherchais à soulever dans Brazil. Ça et le manque de responsabilité, l’absence d’engagement personnalisé par Sam, qui vit dans un monde de rêves façonné par des fantasmes de super-héros. »

Difficile, avec le recul, de ne pas voir également dans le personnage de Sam un alter ego du cinéaste lui-même, génie rêveur dont les fantasmes artistiques n’ont cessé de buter contre les murs étriqués des contraintes de production, et dont la carrière est jalonnée de projets avortés et autres films maudits, depuis l’adaptation de Watchmen, qu’il essaie sans succès de mettre sur pied dès la fin des années 80, au fiasco total de The Man Who Killed Don Quixote, documenté dans l’édifiant Lost in La Mancha. « J’ai passé la majeure partie de ma vie, non pas à faire des films, mais à tenter de rassembler l’argent nécessaire pour faire des films. Pendant des années, parfois. Tout en m’évertuant à préserver l’enthousiasme qui m’avait conduit à vouloir monter ces projets à l’origine. C’est éreintant. Ma femme, en tout cas, n’en peut plus (rire). Certains jours, je me rassure en me disant qu’il y a des films que je me suis passés tellement de fois dans la tête qu’ils seraient sans doute royalement emmerdants à tourner. Ils sont déjà finis. Le seul hic, c’est que moi seul peux les voir. »

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Et le cinéaste de prolonger sa réflexion: « Quand je tourne un film, je prends du plaisir, bien sûr, mais c’est tellement de pression: il faut se dépêcher, respecter les échéances, ne pas dépasser le budget. Beaucoup de réalisateurs ont l’air d’adorer ça mais moi je pense plutôt que c’est une forme de punition. Parce que c’est génial et horrible à la fois. Mais je ne sais rien faire d’autre, je suis coincé (sourire). »

Alors qu’on se fait plus ou moins jeter de la table d’interview par une attachée de presse peu amène pour laisser la place au journaliste suivant, Gilliam nous tend la main avant de conclure, malicieux: « Vous voyez, tout est régulé, l’horloge tourne, il faut se hâter. C’est de tout ça dont je parlais déjà dans Brazil… » Visionnaire, on vous dit.

Le sens de la vie

Seul Américain d’origine de la bande, Terry Gilliam s’initie à la réalisation au sein des Monty Python, signant notamment les cultissimes animations-collages reliant les sketches de la série Flying Circus, joyeux bordel diffusé à la charnière des années 60 et 70 sur les petits écrans britons. Ses premiers pas en tant que cinéaste, c’est donc fort logiquement avec ses camarades humoristes qu’il les fait -un Holy Grail (1975) d’hilarante mémoire- avant de se lancer dans deux longs métrages en solo –Jabberwocky (1977) et Time Bandits (1981)- qui développent, déjà, des univers oppressants, fourmillant de détails. C’est pourtant dans le dernier film des Python, The Meaning of Life (1983), qu’il faut chercher la genèse de son opus magnum alors en gestation, Gilliam s’y fendant en effet, en ouverture, de The Crimson Permanent Assurance, où le bâtiment d’une compagnie d’assurances dont les employés travaillent comme des galériens se transforme littéralement en navire de pirates prêts à pourfendre le grand capital. Ce segment d’une quinzaine de minutes préfigure sur bien des points l’aliénation kafkaïenne et le souffle anarchiste qui, deux ans plus tard, caractériseront Brazil.

BRAZIL, LE 02/07 À 19H À LA CINEMATEK, BRUXELLES.

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