Serge Coosemans

Contrôler la foule, surtout au niveau des fesses

Serge Coosemans Chroniqueur

Intellectualiser le deejaying est-il vraiment pertinent, s’est demandé Serge Coosemans à la lecture de petits bouquins de Nicolas Bourriaud, Dieter Lesage et Ian Svenonius. La réponse est sur Internet quand on entre « Inspiring DJ Quotes » sur Google: le principal, c’est de bouger ton bounze. Sortie de route, S03E19.

Quand on en vient à intellectualiser le métier, voire le concept, de deejay, on évoque généralement très rapidement Nicolas Bourriaud. Ce spécialiste de l’art contemporain, qui a aligné quelques postes prestigieux sur son CV (Palais de Tokyo, Tate…) a sorti en 2002 un petit bouquin titré Postproduction. Bourriaud y défend l’idée que le deejay est devenu une figure emblématique du paysage culturel et que tout comme l’artiste contemporain, c’est un sémionaute, c’est-à-dire quelqu’un qui mixe, recombine, détourne, recycle et reconfigure les références culturelles. Bourriaud a été le curateur d’expositions où des artistes ralentissaient le Psychose d’Alfred Hitchcock de façon à ce qu’il dure 24 heures ou ont redécoupé le Solaris de Tarkovski en y intégrant une nouvelle bande son et des dialogues à la signification féministe. Ces travaux ont été présentés comme des mix, des cuts, du toasting, etc. Dans ses catalogues comme dans ses bouquins, Nicolas Bourriaud utilise abondamment ce genre de terminologie issue du langage technique des deejays, aussi pour interpréter le monde actuel. C’est une mise en perspective élégante, branchée, qui a depuis souvent été reprise par bon nombre d’éditorialistes culturels. Cela peut aussi être vu comme un gros amas de conneries.

J’ai par hasard dégotté chez un soldeur bien connu de la capitale un petit volume (en anglais) intitulé A Portrait of the Artist as a DJ: Notes on Ina Wudtke. Le philosophe flamand Dieter Lesage y accuse principalement Bourriaud de n’avoir de l’aspect technique du deejaying qu’une connaissance visiblement très limitée. À renfort d’exemples précis mais un poil fastidieux à régurgiter un lundi matin, Lesage démontre que Bourriaud utilise des mots comme pitch control, toasting ou cutting à tort et à travers, principalement pour sonner branché, autrement dit, se la péter grave. C’est éventuellement bien vu mais je pense personnellement que Bourriaud est surtout un pur produit de son époque, de son microcosme même. Dans la France des années 90/2000, les années French Touch donc, tout et n’importe quoi a en effet été dit et fait pour rendre respectable la culture de la nuit au plus grand nombre. On a vendu la techno et la house aux majors et aux pouvoirs subsidiants, on a transformé une sous-culture rebelle en petit commerce, on a décidé que le deejay n’était plus un simple saltimbanque mais un artiste à part entière. Je pense dès lors que la démarche intellectuelle de Nicolas Bourriaud est surtout représentative de cette époque (et sans doute déjà datée, oui) où enthousiasme, ecstasy et envie de voir sa petite culture du samedi soir se décliner en entreprise viable et respectée ont rendu lyriques et messianiques pas mal de gens qui ont vécu, à jeun ou torchés, des épiphanies sur Underground Resistance, Richie Hawtin ou Moodyman et se sont ensuite mis à interpréter l’univers entier au travers d’une vision techno ou deejay. Pourquoi pas? Mais de là à considérer ce qu’ils déblatèrent comme de grandes vérités…

Tant qu’à intellectualiser le deejaying, j’avoue d’ailleurs préférer à l’élégance de Nicolas Bourriaud le marxisme à la truelle de Ian Svenonius, chanteur des excellents Make Up, Nation of Ulysses et Weird War, et accessoirement aussi journaliste (chez Vice) et essayiste. Dans son Psychic Soviet, petit livre rose complètement taré bien que très érudit, il compare quant à lui le deejay au trader de Wall Street. A l’un comme à l’autre, le seul talent qu’il leur reconnait est celui de jouer avec le travail des autres, de transformer le déchet en or, d’avoir un goût impeccable. « Avant la starification du deejay, l’artiste était toujours un producteur, écrit Svenonius. Maintenant, comme les deejays, l’artiste est surtout un amalgame de ce qui lui permet son pouvoir d’achat (…) L’exaltation du deejay, c’est la classe dirigeante qui se félicite de son bon goût, de sa fortune et du contrôle qu’elle exerce sur l’économie mondiale. » Je ne sais toujours pas si Svenonius, drôle d’asticot, le pense réellement ou se fout de notre gueule. Ce qui me semble par contre certain, c’est qu’on n’a toujours pas fini de délirer intellectuellement sur le concept de deejay. Les principaux intéressés sont quant à eux généralement plus prosaïques, comme le démontre une rapide recherche quand on entre « Inspiring DJ Quotes » sur Google. Quand ils en viennent à parler de leur métier, la plupart reconnaissent en effet qu’il ne s’agit fondamentalement que de contrôler la foule. Surtout au niveau des fesses..

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