Jon Spencer et Tropics, le face à face

Jon Spencer et les Experimental Tropic Blues Band, lors de l'enregistrement de Liquid Love à New York. © Olivier Donnet
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors que Jon Spencer et son Blues Explosion sortent Meat +Bone, leur premier album en 8 ans, mister rock’n’roll se fait cuisiner par les Experimental Tropic Blues Band. Raconte la console de Sly Stone, l’influence de Jesus Lizard et se paie la tête d’Aerosmith. Yeah baby.

Jon Spencer a rarement été commode en interview. Peu loquace, expéditif, le New-Yorkais est du genre yes, no, next one… Le casse-toi pauv’ con de Sarkozy en plus poli. Interrogé par les Liégeois de l’Experimental Tropic Blues Band, dont il a produit le dernier album, tonton Jon se fait plus bavard. Entretien au long cours.

Dirty Wolf: Qu’est-ce que tu peux nous dire de ton disque? Tu l’as enregistré où?

On a été bosser au Key Club. Un studio de Benton Harbor dans le Michigan. A deux heures à l’est de Chicago et à quatre heures à l’ouest de Detroit. C’est dans la région des grands lacs. Un endroit jadis très industriel mais l’activité navale s’y est éteinte quand le réseau routier s’est développé. La ville est morte dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, c’est devenu un ghetto. Un coin vraiment fauché. Deux jeunes de Chicago -William avait l’habitude de trimer avec Steve Albini et sa femme Jessica vient du label Touch And Go- s’étaient mis en tête d’ouvrir un studio mais la Windy City était hors de prix. A Benton Harbor, ils ont pu se payer un bâtiment pour 5000 dollars. Ils l’ont rénové, y ont entassé tout leur équipement et ouvert ce super endroit d’enregistrement. Il y a même un appartement à l’étage. Death in Vegas y est resté pendant six semaines… Il s’agit d’un chouette endroit mais au milieu de nulle part dans une ville vide et déprimée. L’équipement est extraordinaire. Le must, c’est la console. Une Flickinger, c’est déjà assez rare. Mais celle-ci a été tout spécialement conçue pour Sly Stone. Il s’en est servi sur There’s a Riot Goin’ On. La console est noire avec des incrustations fluorescentes qui brillent dans l’obscurité. Apparemment un souhait de Sly. Ça permet de voir plus facilement la cocaïne.

D.W.: C’est dû à cette console le son qui rappelle vos premiers disques?

Il y a sans doute de ça mais c’est aussi le vieil enregistreur à bandes et les super micros d’antan. Le matériel du Key Club en général. Je pense en outre que nous avons été franchement influencés par les rééditions de nos premiers albums. Nous en avons ressorti six en 2010 et nous les avons à chaque fois accompagnés de chansons inédites enregistrées à l’époque. C’était vraiment intéressant. Comme lire une histoire qui te raconte. T’aide à te souvenir comment tu as grandi en tant que groupe. Ce processus, cette exhumation, ce passé, notre passé, ont joué sur l’écriture des nouveaux morceaux. Parfois, on fait appel à quelques invités. Un pote vient jouer une guitare, un autre un clavier. Pour Meat + Bone, pas de guest. Pas même de producteur. J’ai mixé le disque. Old style.

D.W.: Vous aviez l’idée de revenir à quelque chose de sale avant d’enregistrer?

On n’a jamais utilisé le mot sale. On a écrit ces chansons coriaces, rêches, rugueuses. Ce qui suggère une approche sans doute plus poisseuse. C’est un vrai disque de rock’n’roll. On ne s’est pas assis en se disant: enregistrons un album bien dirty. Mais quand tu écoutes des trucs qu’on avait mis en boîte il y a 25 ans et qu’on avait tout simplement oubliés, tu vois d’où on vient.

D.W.: Jon Spencer est-il un dictateur ou les autres ont leur mot à dire dans le Blues Explosion?

Il y a une collaboration. Je ne suis pas un dictateur. Je suis le leader. Et sans doute le plus influent parce que je produis, mixe, chante et écris les paroles. Je décide quand commencent les ponts et les refrains. Mais Russell (Simins) gère sa batterie et Judah (Bauer) sa guitare. Parfois, je vais donner des indications. Dire: tiens, ce truc sonne vraiment bien. Ou: tu pourrais jouer ces passages comme ça. Mais je ne débarque pas avec des morceaux que j’ai écrits tout seul à la maison. On est dans un groupe tous les trois. Il faut que chacun s’y sente bien.

D.W.: Meat + Bone est le premier album du (Jon Spencer) Blues Explosion depuis 2004. C’était important pour toi de faire une pause?

A l’époque, ça l’était oui. Je voulais faire de la musique avec d’autres gens. Les mecs, vous êtes dans un groupe. Vous savez ce que c’est. De l’extérieur, beaucoup pensent qu’on ne fait que s’amuser, déconner. Ce qui est le cas parfois. Mais assurément pas tout le temps. Les tournées représentent beaucoup de proximité forcée. Entassés pendant des centaines de kilomètres dans un van ou confinés pendant des heures dans une loge. Tu peux avoir de l’affection, de l’amour pour les potes avec qui tu fais de la musique, c’est parfois loin d’être évident. En plus, surtout même, je me suis intéressé à un autre type de musique. Et c’est ce à quoi je me suis consacré.

D.W.: Beaucoup de groupes ont changé ma vie. Lesquels ont bousculé la tienne?

J’étais très punk rock. Des mecs comme les Jesus Lizard ont été extrêmement importants. Musicalement mais aussi parce qu’ils nous ont pris avec eux en tournée quand nous n’étions encore que de jeunes musiciens. On a passé trois ou quatre semaines ensemble sur les routes américaines et les voir travailler tous les soirs, constater chaque jour l’intensité de leurs performances, a indiqué la voie. Personne ne se plaignait ou ne montait jouer avec des souliers de plomb. Ils étaient totalement dévoués à la musique. Pas des rock stars. Des punks rockeurs. Ils faisaient leur boulot et formaient un incroyable groupe de scène. Quand j’étais gamin, j’écoutais peu de musique. J’habitais dans une petite ville. Le rock’n’roll semblait horrible. Tout ce que je pouvais en entendre passait sur les grosses stations de radio. C’était affreux. Ça n’avait l’air ni fou ni dangereux. Ce n’est que vers l’âge de 16 ou 17 ans, en 1981 ou 1982, que j’ai fait connaissance avec Devo, The Residents, Kraftwerk, les B-52’s… C’était compliqué de trouver de la musique intéressante dans mon bled. Tu ne pouvais pas en entendre à la radio. Tu ne pouvais en voir nulle part. Pas même à la télé. Il n’y avait pas Internet. Même pas encore de CD. Tous ces groupes ont été importants. Ils m’ont fait comprendre ô combien le rock pouvait être génial. Puis, je me suis intéressé au punk sixties. A Run-DMC et des tas de rappeurs old school du début des années 80. Les compilations garage Back from the Grave m’ont ouvert l’esprit. Elles m’ont fait comprendre que le rock ne devait pas nécessairement sonner comme Led Zeppelin ou Aerosmith. Il y avait tellement de soft rock à l’époque aux Etats-Unis alors qu’un mec comme Little Richard était ignoré.

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D.W.: Comment est-ce que vous gérez vos concerts? Vous avez des petits trucs?

Nous n’utilisons pas de setlist. Nous aimons l’idée de pouvoir tout jouer dès que nous le désirons. Nous sommes en interaction avec le public. Nous étudions l’histoire de la musique. Lisons beaucoup sur les groupes, les artistes. Et James Brown a de tout temps été l’un de mes préférés. L’idée de pouvoir changer brutalement de rythme et de jouer avec les spectateurs nous a toujours habités. Bien sûr, on a remarqué que certains morceaux allaient bien ensemble. On a donc quelques enchaînements qu’on utilise sur une tournée ou l’autre. Mais sinon, c’est moi qui lance. Je suis le chef d’orchestre.

Devil D’Inferno: Je suis d’origine italienne. Tu pourrais me parler de ta surprenante collaboration avec Eros Ramazzotti?

Avec qui?

D. D’I.: Eros Ramazzotti.

J’ai remixé un de ses morceaux. Un vieil ami de New York avec qui j’ai pas mal travaillé dans les années 90 est parti s’installer en Italie et est devenu son manager. Il bossait sur un disque de remix. M’a envoyé une bande. Je n’ai jamais rencontré Eros. Je ne le connais pas. Nous n’avons pas travaillé dans le même studio. Moi, je l’ai pris comme un challenge. Puis, ils étaient sympas. Ils ne m’ont pas dit: c’est pas bon, tu ne peux pas te permettre ceci, tu ne peux pas toucher à ça. Ils trouvaient ça cool. Je ne sais pas concrètement ce qu’Eros en pense mais j’imagine qu’il aime ce morceau puisqu’ils l’ont mis à l’époque sur le disque. Il paraît même que quand il joue cette chanson sur scène, il le fait plutôt à ma façon qu’à la sienne. Un peu à la Misfits.

D.W.: Est-ce que Jon Spencer gagne beaucoup de fric?

Non, je ne le gagne pas. Je le mérite. Je travaille. Je vais le chercher sur scène. Je vous ai vu bosser dur aussi. Vous savez ce que c’est.

D.W.: Est-ce difficile de combiner la vie de rockeur et celle de père de famille?

Ça peut parfois être compliqué. Deux de mes plus grands héros sont Rufus Thomas et Charlie Feathers. Rufus Thomas, ce grand artiste solo surtout célèbre pour ses enregistrements chez Stax, et Charlie Feathers, le plus grand mec du rockabilly de tous les temps. Ces types étaient uniques dans leur approche. Des pionniers. Et tous les deux ont eu une famille. RL Burnside aussi. J’aime monter sur scène et me lâcher. Ne plus être moi-même. C’est l’un des grands plaisirs de ce métier. Ne pas avoir à se soucier de quoi que ce soit. Se laisser aller. Je n’ai cependant pas besoin de ça tout le temps. C’est malade et malsain de se dire que dans le rock’n’roll on doit être comme Jim Morrison. En permanence complètement bourré, prendre du LSD, se piquer à l’héro. Oui, ça donne un bon spectacle. Mais tu peux aussi mener la vie que tu veux. Je n’ai aucun problème à faire un truc sur scène qui ne me ressemble pas en dehors.

D.W.: Que pense ton fils du Blues Explosion?

Je sais pas trop. Il est plutôt intéressé par l’électronique. Il est branché musique. Il joue du piano, du violoncelle. Il a 15 ans maintenant. Plus jeune, quand ses potes ont pris conscience que ses parents étaient musiciens, qu’ils le questionnaient, il y a fait un peu plus attention. Mais il a grandi dans cet environnement. Il venait avec nous en tournée. Est-ce qu’il va voir des vidéos de moi foutre le bordel sur un plateau de télé français? Aucune idée. Je suis son paternel. C’est bizarre.

D.W.: Si tu me « hugs » quand je te croise, c’est parce que je t’ai filé du fric ou parce que tu m’aimes bien?

Parce que je t’aime bien, évidemment.

D.W.: Plus sérieusement, ça t’apporte quelque chose de bosser avec des groupes comme le nôtre?

Oui définitivement. Je me fais de nouveaux amis. Et je suis sérieux. Je ne me disais pas: merde, je dois aller bosser toute la journée avec ces Belges. J’aimais les chansons, les mecs, leurs personnalités. Et c’est intéressant quand tu n’es pas dans un groupe de voir comment ces personnalités changent. Matt Verta-Ray et moi, on a discuté de votre manière d’interagir. Parce que chaque groupe a la sienne. Je suis un grand fan de musique. J’adore voir le moment où les choses se créent, où un truc se passe. C’est excitant.

D.W.: Pourrais-tu résumer ta carrière en un mot?

Erreur. L’imperfection est importante en musique. Il faut être ouvert aux accidents heureux. Je veux entendre de l’émotion, de la folie. C’est déjà le cas en tant qu’auditeur. En même temps, si je suis heureux de toujours pouvoir faire ce boulot, bosser avec vous, jouer à Liège, je n’ai jamais pensé en terme de carrière.

D.W.: Si tu meurs demain, ce sera avec le sourire?

Je pense oui.

D.W.: En attendant, c’est quoi l’avenir pour toi?

Je ne sais pas. Le nouvel album sort. On continue à tourner jusqu’en mars. Ça va nous occuper pendant les sept prochains mois. Parfois, je réfléchis évidemment au fait de vieillir. Je n’ai plus 25 ans (il approche la cinquantaine, ndlr). Mon corps non plus. Peut-être que je pourrais commencer à faire autre chose? Et en même temps, il y a encore cette fièvre. Quand je regarde des mecs comme Aerosmith ou d’autres plus vieux trucs encore, je me dis que c’est embarrassant de prendre de l’âge dans le rock’n’roll. Même un Guided by Voices… Wah. Et parallèlement, je pense à RL Burnside qui reste super cool. C’est juste une manière d’aborder les choses. Je continue d’aimer profondément le rock’n’roll et de croire en lui, si souvent bâtardisé et galvaudé par la société moderne et la pop culture. C’est dur.

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