Laurent Raphaël

L’heure est grave pour le cinéma français

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Par Laurent RAPHAËL

Sur la table de dissection du jour, une énigme filandreuse comme une asperge de gros calibre: pourquoi les acteurs français de la grande époque, les Marielle, Noiret, Serrault, Simon ou Rochefort, pétillent (ou pétillaient) de truculence, d’allégresse et de facétie alors que leurs jeunes disciples, de Cassel à Attal en passant par Magimel, dégainent en toute circonstance une mine grave et soucieuse? Aux premiers la gouaille, la joie de vivre, l’esprit cabotin, le verbe haut, aux seconds la soupe à la grimace, les tensions maxillaires, la constipation émotionnelle, l’humour au rasoir. A croire qu’un pacte à la Dorian Gray maintient l’âme des aînés à température juvénile, et que le prix à payer pour cette jouvence longue durée, c’est de faire porter aux héritiers tout le poids de leurs petits soucis et gros tracas…

L’actualité conjuguée du flamboyant Marielle et de son défunt compère Noiret, l’un avec une savoureuse autobiographie, Le grand n’importe quoi, l’autre avec le bouquet parfumé des souvenirs qu’il a laissés à ses enfants, compilés dans Philippe Noiret de père en filles, remet sur le billard cette fracture générationnelle qui donnerait presque envie d’entonner avec les esprits rances le refrain du « c’était mieux avant ».

On se dit d’abord, dans un vilain réflexe nombriliste, que les gros bras actuels du cinéma hexagonal ont dû avaler plus de couleuvres que leurs prédécesseurs, ce qui expliquerait ce taux élevé d’acidité dans leur sang. Foutaises! La guerre mondiale, ses lendemains de disette, le furoncle de l’Algérie, le goût lancinant du napalm, l’épée de Damoclès nucléaire rivalisent aisément avec le sabotage climatique, l’apocalypse cathodique du 11 septembre ou le dépiautage de la cellule familiale sur l’échelle des traumas. Il faut donc chercher ailleurs la source de cette intranquillité qu’effleure l’acteur des Galettes de Pont-Aven: « Désespoir: c’est le contraire de l’imagination. Quand elle a disparu, renoncé, ou été étouffée. C’est être confronté au réel sans rien pour le colorier ».

C’est donc ça. Les comédiens d’aujourd’hui manquent de recul. Ils ont le nez collé au mur lézardé de la réalité. Du coup, tout leur paraît gris. « Ils ne sont jamais blasés », s’étonne Mélanie Thierry à propos de Bertrand Tavernier, autre vieux renard. Pas bête la mouche. D’un côté comme de l’autre de la caméra, les papys mani(ai)ent l’humour à chaud ou à froid pour maintenir une distance de sécurité avec la bête. Celle de la haine de soi, ce mal qui ronge nos contemporains si l’on en croit le diagnostic posé par François Chevallier dans La société du mépris de soi. « L’homme occidental n’est plus cet être conquérant qui échappe au temps et à la mort grâce à son insatiable créativité. L’homme occidental souffre et dépérit, perd ses cheveux et ses spermatozoïdes. »

Difficile dans ces conditions d’afficher une désinvolture à toute épreuve. Même quand on sait très bien jouer la comédie…

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