Kendrick Lamar: « ma solution aux gangs, cela a été la musique »

© Jeff Forney
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

C’est sans doute le plus doué de la nouvelle génération hip hop. Auteur de l’album rap de 2012, Kendrick Lamar a pondu une fable du ghetto version 2.0, récit autobiographique brillant.

KENDRICK LAMAR, GOOD KID, M.A.A.D CITY, UNIVERSAL.

A 17h, ils sont déjà une bonne douzaine à s’être plantés devant les portes encore closes de l’Ancienne Belgique. Ils ont dans les 20 ans ou pas loin, filles et garçons mélangés, stylés mais pas non plus lookés outre mesure. Pour tuer le temps et s’échauffer, les tout premiers ont amené leur sono, taille mini pour boucan maxi. Dans le poste, le morceau Hol’Up tiré du premier album de Kendrick Lamar, Section. 80, toujours uniquement disponible en digital.

Le concert bruxellois du rappeur de Los Angeles est archi-sold out. C’est tout sauf une surprise. Buzzé depuis près de deux ans, le statut de Kendrick Lamar a pris encore une nouvelle ampleur après Good Kid, m.A.A.d City, premier effort à pouvoir bénéficier d’une sortie physique et de l’appui d’une major. Sur ce qui est probablement la meilleure plaque rap de 2012, Lamar a surclassé la concurrence. Flow sophistiqué, storytelling étourdissant: avec Good Kid, m.A.A.d City, Kendrick Lamar raconte la vie à Compton, ghetto noir de LA. Une vie en bleu et rouge, comme la couleur des gangs rivaux qui y sèment apparemment toujours la violence. En bleu et rouge aussi comme les gyrophares de la police, régulièrement taxée de dérapages, racistes notamment. Le genre d’ambiance qui a servi de décor privilégié au gangsta rap des années 90, né à Compton. Du réchauffé donc, le rap à Kendrick? Sauf que le rappeur âgé aujourd’hui de 25 ans renouvelle le genre. Aussi bien musicalement que dans les thèmes abordés, digérés par une nouvelle génération. Celle qui aime se perdre dans le binge drinking ou s’anesthésier en buvant de la codéine en sirop. Une génération Y sous rilatine, née avec le Net, et éblouie par un événement majeur: l’arrivée à la présidence des Etats-Unis d’un métis.

C’est donc la foule des grands soirs ce dimanche à l’AB, venue assister au phénomène. Du (beau) monde -on repère l’acteur Matthias Schoenaerts-, une certaine électricité dans l’air, et surtout énormément d’enthousiasme. Pourtant, visuellement, il ne se passe pas grand-chose: sans aucun élément scénique, Kendrick Lamar est juste accompagné de son DJ. Sobre, simplement vêtu de noir, sans effet de manche, ni bling bling. Service minimum, mais effet maximum. Le flow impressionne surtout. Mais pas autant que la réaction du public, qui reprend en choeur des passages entiers. A cet égard, le concert en dit peut-être moins sur les talents de showman de Kendrick Lamar que sur le lien qu’il a réussi à tisser avec son audience, l’écho qu’il y trouve. En d’autres mots, sa pertinence.

Quelques heures auparavant, on le rencontrait, couché de tout son long au fond de son tour bus. La scène est un poil surréaliste: à moitié endormi (« il a bossé toute la nuit, il n’arrête jamais », s’excuse presque son tour manager), il porte un t-shirt et de gros gants d’hiver. Le visage à peine éclairé par la lumière bleue du plafonnier, il ressemble à un lynx, le verbe traînant. Evidemment, Lamar sait que c’est son heure. Qu’il réusisse, même dans cette position, à dégager une réelle humilité reste un mystère. On en a donc profité pour lui demander de réagir à une série de photos. Word!

RONALD REAGAN

Kendrick Lamar:

Sur son premier album, Section. 80, Lamar a notamment intitulé un de ces morceaux Ronald Reagan Era. Sur ADHD, il rappe également « You know why we crack babies, because we born in the 80’s« .

Je ne vois pas… Qui est-ce? Reagan? En cow-boy? OK, quand il était acteur, je comprends mieux. Je suis né en 1987. L’épidémie de crack a commencé dans les années 80. Ma génération est née là-dedans, et cela l’a pas mal influencée. Nos parents étaient le nez dedans quand ils nous ont eus. Gamin, c’était toujours là, autour de moi. Cela faisait partie de la vie quotidienne des « inner city kids », des gamins de la minorité (…). J’ai l’impression de faire partie d’une génération qui essaie d’amener un truc nouveau, une nouvelle forme de leadership. On veut pouvoir être nous-mêmes. Chacune est son propre leader, c’est le truc le plus important.

HALLE BERRY

Kendrick Lamar:

« It go Halle Berry or Hallelujah » (Money Trees)

Dope! Super actrice. Après c’est juste un lyric, une phrase un peu catchy, qu’on balançait souvent dans le quartier. La tentation d’un côté, le Bien de l’autre. La tentation étant évidemment Halle Berry (rires) (…). Je ne viens pas d’une famille très religieuse. Spirituelle, plutôt. Je n’ai pas grandi à l’église par exemple. Même si on y allait souvent le dimanche. Donc, oui, on croit en Dieu, mais cela s’arrête là. Il faut croire en quelque chose quand il n’y a plus d’espoir. Sinon vous vous écroulez, vous devenez un fantôme.

TUPAC, CALIFORNIA LOVE

Kendrick Lamar:

Héros de Kendrick Lamar. Avant le clip madmaxien, une première version de California Love fut tournée dans les rues de Compton, dans le quartier de Lamar.

C’est une photo du deuxième clip, celui que tout le monde connaît. Mais ils ont tourné une première version dans les rues de Compton, qui n’a jamais été diffusée. J’ai vu Tupac et Dre passer devant chez moi. Je devais avoir huit ans. Je m’en souviens bien. On écoutait Tupac tout le temps, à l’école, dans la rue, partout. Snoop Dogg, Dre, DJ Quick, Tha Dogg Pound… On voulait être comme eux. On les voyait à la télé, et en même temps ils venaient des mêmes quartiers que nous, ils parlaient de notre vie. On avait l’impression qu’on pouvait aussi y arriver.

LAMAR, PÈRE

Kendrick Lamar:

Un polaroid du père de Kendrick Lamar, glissé dans le livret de Good Kid, m.A.A.d. City. Dans Money Trees, le rappeur parle également de son oncle, abattu de deux balles dans la tête.

Mon père. Il est un peu dingo (rires). Sur ce cliché, il doit tout juste avoir 30 ans… Mes parents sont assez cool et souvent très drôles. Ils écoutaient pas mal de gangsta rap. Mon oncle aussi. Il était complètement dedans, il adorait Tupac. C’est lui qui m’a branché dessus. Il m’a toujours supporté. Il était le premier à me dire qu’un jour, je ferais mon truc, que ça marcherait. (…) Ce disque parle de la vraie vie, il n’y a rien d’extravagant. La vie quotidienne en banlieue, la mienne, celle de mes potes, celle du mec au coin de la rue… J’ai l’impression que c’est aussi pour cela que ce disque touche les gens (…). Après, je ne dis pas tout. Pas mal de gens pensent me connaître avec ce disque. Mais il n’est question que d’une certaine période de ma vie, entre mes 17 et 25 ans. Vous ne connaissez pas tout le reste. Je ne montre qu’une petite partie, peut-être 5%, pas plus.

MARVIN GAYE

Kendrick Lamar:

La légende soul, « trouble man » tirallé en permanence, entre ses élans spirituels et ses démons intérieurs, thème récurrent de Good Kid, m.A.A.d. City.

Great! On le jouait pas mal sur la chaîne du salon. Cela passait de Snoop aux Isley Brothers, de Easy-E aux Temptations… C’est pour cela qu’il y a aussi pas mal d’influences soul dans ma musique (…). Je pense que beaucoup d’artistes sont comme ça, déchirés. La musique permet de relâcher un peu cette pression, que vous avez en vous ou que vous ressentez autour de vous. Je veux mettre mes émotions, mes doutes sur disque, ne pas avoir peur de les sortir, comme Marvin Gaye pouvait le faire. De cette manière, les gens pouvaient ressentir qu’il était humain, pas juste une star à la télé.

BOYZ N THE HOOD

Kendrick Lamar:

Film de John Singleton, sorti en 1991, Boyz n the Hood dépeint la violence des gangs dans les banlieues noires de Los Angeles, au plus fort de la rivalité entre Bloods et Crips.

Un classique. Le film représente bien la vie à Los Angeles, la culture du gang. Avec ses côtés positifs -la fraternité, la solidarité- et négatifs -toute la violence, la défense des « territoires »… Good Kid, m.A.A.d City parle de la même chose, en montrant les deux facettes. Quand vous vous retrouvez coincé entre les gangs d’un côté et les flics racistes de l’autre. Il faut slalomer entre les deux. Courir plus vite? Non, il n’y a pas moyen de fuir. Il faut trouver autre chose. Ma solution, cela a été la musique. C’est ce qui m’a tenu éloigné de tout ça. Parce que si vous traînez dans le coin, vous serez vite rattrapé et embarqué dans les problèmes. A la fin, vous êtes toujours jugé sur la compagnie que vous fréquentez. Aussi simple que ça.

MARTIN LUTHER KING

Kendrick Lamar:

Kendrick Lamar représente à la fois un prolongement du gangsta rap, tout en étant son antidote, abandonnant l’agressivité et la revendication identitaire. « Martin had a dream », gueule-t-il sur Backseat Freestyle. Ou plus clairement encore: Fuck Your Ethnicity sur l’album Section. 80.

Tout ce pour quoi Martin Luther King s’est battu est dans un morceau comme Fuck Your Ethnicity. Il a voulu faire tomber la ségrégation, et rassembler les gens. C’est aussi ce qui se passe avec la musique en général, le rap en particulier. C’est ce que j’essaie de faire en tout cas avec mes morceaux. Quand je suis sur scène, je le vois, toutes ces têtes différentes, rassemblées dans un même endroit, reprenant les paroles en choeur.

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