Dashiell Hammett, le rouge et surtout le noir

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Dashiell Hammett a cessé de nous foutre la trouille il y a juste 50 ans. L’occasion de remonter la piste d’une part de notre imaginaire, la plus sombre. Balade au pays des coups de feu qui claquent et des silhouettes à feutres et raincoats.

Ombre élancée et famélique, masse touffue de cheveux blancs posés sur d’épais sourcils noirs, petites moustaches sur lèvres coupantes, Dashiell Hammett aurait pu jouer, au détour d’une ruelle isolée, le rôle d’une des apparitions inquiétantes dont ses chapitres regorgent. Il fait pourtant aujourd’hui partie du panthéon des tout grands romanciers américains, figure de proue, dès les années 20, d’un nouveau genre littéraire: le Hard Boiled (littéralement dur à cuire, comme ces détectives qui prenaient leurs quartiers dans ses pages).

Né en 1894 d’une famille d’exploitants de tabac dans le Maryland, Hammett tombe jeune dans l’instabilité du whisky et des petits boulots qu’il exerce « sans plaisir et au déplaisir de ses patrons ». L’un d’eux le retiendra un peu plus longtemps, sous la célèbre enseigne à un oeil de l’Agence de détectives Pinkerton, ancêtre du FBI. Surveillance secrète, infiltration de syndicats ouvriers, Hammett y apprend la ligne de conduite d’un privé. Et imagine rapidement comment lui prêter une seconde vie dans la fiction: dès 1922, il écrit des histoires pour les « pulp » magazines, ces revues populaires imprimées sur du mauvais papier tiré de la « pulpe de bois ». On y trouve, pour 10 cents pièce, tous les « mauvais » genres de l’époque: western, eau de rose, horreur, SF et, venons-y, detective novels.

Ces derniers sont, précisément, en plein essor, faisant leur nid du décor fourmillant de la prohibition. Pendant plus de 10 ans, le crime organisé creuse les sillons du marché noir et de la pègre, et la fiction ne tarde pas à s’engouffrer dans la brèche. Hammett le premier, qui signe chez le célèbre éditeur Black Mask. Il y entame la distribution des cartes d’un jeu littéraire de près de 15 ans avec La Moisson rouge, un premier polar fort, abrupt et rugueux qu’André Gide hissera aux côtés de Faulkner.

Suivront Sang maudit, le célèbre Faucon maltais, La Clé de verre et L’Introuvable: cinq romans et une soixantaine de nouvelles. Tous seront traversés par cette intuition fulgurante, mise en mots par son contemporain et admirateur Raymond Chandler: « Hammett a délogé le meurtre des palais vénitiens pour le balancer dans la rue. La violence ne le choquait pas, il la retrouvait en bas de chez lui. » Adieu les décors bourgeois ou exotiques, Hammett décide de sonder les bas-fonds à la recherche du monde tel qu’il le soupçonne: immoral, dangereux et sadique. De sa sombre quête, il rapporte les codes du Hard Boiled littéraire: le détective retors avec un grand sens de l’honneur et des méthodes limites, la vamp, rousse, de préférence, n’ayant froid ni aux yeux ni ailleurs, et enfin la brochette de mafieux aux bras longs et de petites frappes faciles à corrompre. Il est le premier à soupeser leur potentiel et à leur faire une place dans la fiction.

Sam Spade est l’un d’eux: c’est le privé qui prend toute la lumière des torches aveuglantes. Lui dont le nom est collé (pas gravé) sur les portes en verre d’un bureau minable. Hammett le conçoit comme une petite révolution: « Il ne veut pas être un résolveur d’intrigues, à la manière de Sherlock Holmes. Il veut être un type dur et rusé, capable de se tirer de toutes les situations, capable de l’emporter sur quiconque, criminel, témoin ou client ». Obstiné, brutal, vénal, totalement imprévisible, Spade est constamment sur la corde. L’atmosphère ambigue dans laquelle il évolue n’est qu’une projection des forces antagonistes qu’il sent battre en lui. « Satan aux cheveux clairs », Spade incarne les limites fragiles entre bien et mal, leurs entremêlements, leur coexistence en mode double face. Et s’il carbure au café, ce n’est que parce qu’il peut y cacher une bonne dose de cognac…

Le rouge et le noir

Homme de gauche, Hammett pense qu' » il est impossible d’écrire sans prendre position sur les problèmes sociaux « . Il est un membre en vue du parti communiste, et s’y affiche volontiers avec son amour, la dramaturge Lillian Hellman. En 1951, il est blacklisté puis emprisonné par la commission McCarthy pour conspiration rouge et menaces de subversion. Un épisode noir qui, joint à une tuberculose et une alcoolémie galopantes, marque un violent coup d’arrêt à sa carrière. « J’ai cessé d’écrire parce que je ne pouvais plus que me répéter. C’est le début de la fin… », dira-t-il en s’entourant de machines à écrire « pour se rappeler qu’il était écrivain ». Il sera tenu dix années durant dans la pire des souffrances, celle de la page blanche, avant de mourir comme meurent les grands: au purgatoire, ruiné et malade.

Et attendre son heure pour sortir de son silence: pour les 80 ans de la parution de Moisson rouge, Gallimard en proposait, en 2009, une nouvelle traduction événement. Suivie d’une édition intégrale de ses romans chez Quarto et, bientôt, de ses nouvelles chez Omnibus. Loin des traductions sauvages et des réinterprétations argotiques qui l’avaient (dé)servi jusqu’ici, on y découvre enfin le souffle originel d’une écriture la peau sur les os, sobre, sèche, rude. Qui sert de près les gestes visibles et les paroles audibles, en plan immédiat. Et ne s’embête pas avec l’intériorité ou les arrière-plans réflexifs: de quoi jauger le behaviourisme d’Hemingway. Pas de doute, Hammett a passé le plus dur de son ascension vers une reconnaissance littéraire arrachée au piolet. Des « pulp » aux éditions intégrales, il n’a, par contre, jamais rien eu à prouver à ses lecteurs ou à ses pairs…

Ysaline Parisis

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