Laurent Raphaël

La révolte en déchantant

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

Les esprits rationnels y verront un mal incurable, les buveurs d’eau bénite une forme de malédiction. Tout mouvement culturel urticant, aussi agité du bocal soit-il, est condamné à finir en engrais du système qu’il prétendait labourer. On appelle ça la récupération. Ou le conformisme de l’anticonformisme. Personne n’a encore trouvé l’antidote, la crème anti-âge qui permettrait à cette rage (against the machine) juvénile de passer le cap de l’adolescence sans perdre de son mordant. Invariablement, les insoumis se font tôt ou tard limer les dents en même temps que leurs idées subversives se transforment en concepts publicitaires.

Le plus bel exemple est le punk. Né il y a 35 ans dans les replis sans lumière et sans espoir d’une société anglaise prise en tenaille entre ses traditions et un libéralisme outrancier, il a fait tomber le masque de cire d’un establishment complètement déconnecté de la réalité de ses classes laborieuses. Trente-cinq ans plus tard, il ne reste pourtant que des cadavres exquis, quelques fantômes en activité (comme les Buzzcocks) et beaucoup de souvenirs… au rayon gadget des boutiques de mode. Toute la mythologie punk a été passée à la chaux du capitalisme.

On aurait pu penser que cette mise au pas forcée servirait de leçon pour les suivants. Mais non. Le hip hop est tombé dans le même panneau. Si le rap montre toujours les canines, le graffiti et le street dance ont baissé la garde. Au carrefour des compromis, ils ont opté pour l’autoroute du mainstream. Dernière démonstration de force en date: Juste Debout, sorte de congrès mondial du locking, popping et autre hip hop new style qui a rassemblé 16000 personnes le 11 mars dernier à Paris. Une célébration du corps bon enfant qui lave le hip hop de tout soupçon gangsta. Mais à quel prix?

Exit les messages politiques, les revendications… On est loin du fluide glacial de Boyz n the hood (John Singleton, 1991). Il ne faut même plus attendre qu’une génération de pionniers perclus d’arthrite retourne sa veste. Avec Internet, les sponsors en embuscade, le processus de décomposition est quasi instantané. La nueva cumbia, cette dub tropicale mâtinée d’électro et… d’accordéon, déboule ainsi à peine sur nos dancefloors qu’à Buenos Aires, son foyer, le torchon brûle entre les puristes issus de l’underground qui ont remis cette cuisine musicale ancestrale au goût du jour et les opportunistes qui veulent en faire des conserves. Le début de la fin avant même d’avoir commencé…

Grandir, c’est mourir un peu, comme disait l’autre. On ne saurait mieux résumer le sort funeste des courants alternatifs. A croire que l’autodestruction est programmée dans leurs gènes, l’expansion indispensable à leur survie ne pouvant se faire qu’en diluant le propos dans l’eau de Cologne. Or, sans ses griffes idéologiques, la souris devient une proie facile pour le chat. D’autant que l’argent, le pouvoir et la peopolisation se chargent de rendre l’émasculation indolore. Certes, chaque mouvement de contestation enfonce un coin, secoue le cocotier. Mais ce n’est jamais le grand soir promis. Au point qu’on pourrait même se demander si le système digestif qui nous abrite ne sécrète pas lui-même des « bactéries » juste pour renforcer son immunité… Le comble de la sophistication. Ou de la perversion, c’est selon.

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