Bel-Ami de Guy de Maupassant (classiques de la littérature 3/7)

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Sous des dehors de vaudeville libertin, un portrait glacant d’un serial séducteur, et à travers lui d’une époque corrompue et viciée.

Bel-Ami de Guy de Maupassant (classiques de la littérature 3/7)
© Le Livre de Poche

Elle n’a pas le prestige écrasant des cathédrales érigées par ses maîtres Zola et Flaubert (dont les lenteurs bercent par exemple Une vie). L’oeuvre de Guy de Maupassant résonne à l’oreille avec plus de légèreté, voire de frivolité, comme un menuet pétillant comparé aux symphonies tanniques de ses aînés. Mais si ses principaux faits d’arme littéraires, de Boule de Suif à Pierre et Jean, n’ont pas l’étoffe des héros de l’opéra Rougon-Macquart ou du monumental Madame Bovary, ce conteur hors pair a néanmoins laissé une pièce maîtresse sur l’autel des lettres françaises, c’est ce Bel-Ami, piteusement porté à l’écran l’an dernier par Declan Donnelan et Nick Ormerod.

Des souvenirs mités mais pénétrants d’une lecture scolaire il y a 25 ans traînaient encore dans notre mémoire. Ce qui rendait les retrouvailles d’autant plus hasardeuses: le vin étiqueté château Maupassant allait-il être bouchonné? Ou au contraire, aurait-il bonifié avec le temps comme un grand cru? Le tourbillon des premières pages dissipe d’emblée tout doute: Bel-Ami n’a rien perdu de sa férocité vaudevillesque, de son trait carnivore.

Ecrit d’un jet fiévreux en 1884 -une première pour cet auteur à la plume d’ordinaire flemmarde-, et publié en feuilleton l’année suivante dans le quotidien Gil Blas (où était déjà paru Au bonheur des dames), ce roman brosse le portrait d’un ambitieux monté à Paris pour s’y faire une place au soleil coûte que coûte. N’ayant pour lui qu’un physique aguicheur et une absence crasse de scrupules, son plan de bataille va tenir en un mot: les femmes.

Sorte de Rastignac frimeur et dévergondé dans cette France où le pouvoir n’est jamais loin de la bourse, Georges Duroy ne s’embarrasse ni d’éthique ni de sentiments pour gravir un à un les barreaux de l’échelle sociale. On le cueille sans le sou sur les boulevards parisiens, à l’affût d’une occasion de sortir de la dèche où il croupit depuis trop longtemps. Le coup de pouce du destin prendra la forme d’une rencontre impromptue avec Charles Forestier, ancien compagnon d’armes reconverti dans le journalisme, qui va l’introduire à La vie française, gazette dont il fera rapidement la colonne vertébrale de son irrésistible ascension, sans savoir qu’il vient d’introduire le ver dans le fruit.

Ironie du sort

Passant d’un lit à l’autre au gré de ses intérêts, tantôt comme amant, tantôt comme mari, ce Don Juan roublard vole de succès en succès jusqu’à un dernier coup d’éclat magistral, sorte de sommet sur l’échelle du cynisme. Un climax dont on se plaît à imaginer une suite qui alignerait ses forfaits dans les coulisses de la politique cette fois-ci, à la manière d’un Kevin Spacey dans la série télé House of Cards.

D’une actualité troublante par ses thèmes brassés (la collusion entre médias et pouvoirs, le règne de l’argent, la dictature des apparences, l’individualisme comme unique boussole), ce journal d’un séducteur joue de la répétition à la manière d’une valse effrénée qui finit par donner le vertige. Voire la nausée. Car sous ses dehors de comédie de moeurs grinçante et légère, Maupassant distille le poison d’un pamphlet asphyxiant contre cette société gangrénée par les vices de la modernité naissante.

Les bonnes manières et l’esprit chevaleresque dont ces notables se revendiquent ne sont déjà plus que des reliques du passé qu’on brandit pour la galerie et pour tenir le peuple à distance. La fin justifie les moyens. La misogynie qui suinte des moustaches de Duroy n’étant qu’un symptôme parmi d’autres de cette déliquescence morale. Zolien en diable, Maupassant excelle à décrire ce lisier spirituel. Voici comment son personnage croque l’une de ses futures conquêtes: « Elle était trop grasse, belle encore, à l’âge dangereux où la débâcle est proche. Elle se maintenait à force de soins, de précautions, d’hygiène et de pâtes pour la peau. Elle semblait sage en tout, modérée et raisonnable, une de ces femmes dont l’esprit est aligné comme un jardin français. »

Au plaisir quasi charnel de la lecture -ah, ces tournures de phrases désuètes!- s’ajoute le frisson de (re)plonger dans une époque qui n’a rien à envier à la nôtre en matière de turpitudes: elle avait même déjà sa chaîne de restaurants low-cost où l’on ne servait que du bouillon et de la viande de boeuf! Et déroulait le tapis rouge à un parvenu prétentieux comme Duroy, que rien n’effraie, sauf peut-être la mort. Mais elle peut bien attendre…

  • BEL-AMI, DE GUY DE MAUPASSANT, ÉDITIONS LE LIVRE DE POCHE, 368 PAGES.

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