Invader: « je ne me déplace plus sans un peu de carrelage et de ciment »

Figure de proue de l’art urbain, Invader débarque à Bruxelles en et hors les murs de la galerie Alice. Mis en examen pour avoir trafiqué la typo du précédent numéro de Focus, il passe aux aveux. Grand déballage.

Invader, rue des Chartreux à Bruxelles
Invader, rue des Chartreux à Bruxelles© Vivian Hertz

BXL 2012 – Dérives, Invader, Alice Gallery, 4, rue du pays de Liège, à 1000 Bruxelles. www.alicebxl.com Jusqu’au 19/05.

1000 space invaders à Paris. 82 villes touchées. 2732 space invaders dans le monde. 1.500.000 carreaux de mosaïque collés dans les rues. 6 tours du monde. 22 nuits passées au poste de police. 20 cartes d’invasion éditées. 6 guides d’invasion parus… Pas de doutes, l’entreprise artistique appelée Invader affiche un bilan positif depuis ses débuts en 1996. Le côté systématique, viral, voire quasi obsessionnel, du travail de ce Français a fait de lui une figure majeure de l’art urbain qui, question notoriété, n’a rien à envier aux Banksy et autres Shepard Fairey. En 2011, Invader s’est vu proclamé lauréat du grand prix de l’E-reputation avec Damien Hirst et Sophie Calle. Les outils de surveillance de Zen Réputation révèlent qu’il est le plasticien français le plus mondialement connu sur la Toile (hors web asiatique). Toutes nationalités confondues, il arrive en 27e position. Tout cela parce qu’un jour il a décidé de transposer, à travers des mosaïques, l’univers d’un jeu vidéo 8-bits sur les murs de la ville. Comme l’analyse Raphaël Cruyt de la galerie Alice, « Invader est une figure majeure sur la scène internationale. Peu d’artistes atteignent une telle notoriété, surtout quand elle est acquise en dehors des institutions artistiques. La raison de ce succès planétaire est la combinaison entre la nature de son travail et son époque. Invader a mis les stratégies marketing des multinationales au profit de son art. Il a un « produit » signé et empathique, valorisé par une démarche authentique, une excellente visibilité, un merchandising pointu, et il peut compter sur le soutien d’une large communauté.«  S’il existe indéniablement un aspect ludique aux invasions d’Invader, elles sont en revanche loin d’être barbares. On peut y voir un acte militant à la manière de Raphaël Cruyt qui souligne que par l’étendue du champ d’action -82 villes désormais inscrites dans un réseau-, Invader « contribue à l’émergence d’une culture globalisée ainsi qu’au rapprochement des cultures ». Reste que si un improbable sociologue du futur se penche dans 100 ans sur son travail, il ne pourra en dénier l’évident aspect de résistance. S’il est logique, il ne pourra qu’inscrire le nom de cet artiste qui s’avance masqué au mémorial de tous ceux qui -alors que c’était si facile de s’en détourner en raison de l’abondance des contraintes- n’ont pas abandonné l’espace public au moment où celui-ci succombait lentement à la privatisation, à la marchandisation et à la surveillance généralisée.

Y a-t-il une logique qui préside au choix des villes que vous envahissez?

Cela correspond bien souvent à une invitation à exposer dans une galerie ou un centre d’art. Je profite alors du voyage et du montage de l’exposition pour mener parallèlement l’invasion de la ville, quitte à rester un peu plus longtemps. Cela correspond aussi parfois à un choix personnel pour quelques villes comme Katmandou au Népal ou Mombasa au Kenya. Et puis de manière générale, je ne me déplace plus sans emporter un peu de carrelage et de ciment, laissant une trace de mon passage dans toutes les villes où je passe.

Quelle est la ville dans laquelle vous avez le plus de plaisir à intervenir? Et pourquoi?

Question difficile car chaque ville représente une aventure qui fait partie de l’ensemble. Il y a quelques mois je me suis rendu à Sao Paulo. C’est le type de ville dépaysante qu’il est agréable d’envahir car on la découvre en même temps. Mes invasions constituent de véritables immersions durant lesquelles parcourir et envahir la ville sont mes deux seules priorités.

Quelle impression l’invasion de Bruxelles vous laisse-t-elle?

À cause du bouclage de mon nouveau livre, j’ai dû réduire son temps de 20 à 7 jours. Un mini challenge car cela fait court. Ce fut donc une « invasion éclair » durant laquelle j’ai peu dormi. Au final, j’ai posé une quarantaine de pièces en une semaine ce qui est un très bon score. J’ai aussi réalisé une nouvelle carte d’invasion qui utilise un procédé que je souhaitais expérimenter depuis longtemps: j’y ai retranscrit tous mes déplacements dans Bruxelles qui avaient été, jour après jour, enregistrés par un GPS.

22 nuits au commissariat? Des anecdotes sur ce sujet?

Finalement, 22 nuits en 15 ans d’activités illégales je trouve que ce n’est pas tant que ça. Beaucoup ont eu lieu dans des commissariats parisiens. J’y consacre une partie dans mon nouveau livre L’invasion de Paris 2.0 car la question revient souvent. Pour l’anecdote, il y a PA_284 (le 284e space invader parisien) que j’ai posé pendant une garde à vue dans le bureau de l’agent qui prenait ma déposition.

N’y a-t-il pas plus de compréhension à l’égard de la mosaïque qui n’a pas le côté agressif et déprédateur du tag?

Oui, absolument, je me suis toujours senti privilégié du fait que je n’utilise pas de bombe aérosol. On me prend même souvent pour un carreleur entamant un ravalement ce qui me permet parfois de travailler en plein jour.

Ces démêlés avec la justice ont-ils eu des conséquences financières ou pénales importantes?

Non, jusqu’à maintenant personne ne m’a poursuivi ou du moins tout a toujours fini par s’arranger.

Quel est le temps moyen pour une intervention et aussi quel est votre équipement -outils, etc…- quand vous opérez?

Le temps d’installation varie de quelques minutes à plusieurs heures en fonction de la situation. En 15 ans, j’ai dû inventer tout un outillage. Cela va de la perche télescopique aux cartouches de ciment à prise rapide. L’idée est de repérer des points névralgiques dans la ville et de tout mettre en oeuvre pour les atteindre. Je parle volontiers d’acupuncture urbaine.

Il existe aujourd’hui un débat récurrent sur la récupération commerciale de l’art urbain. Pour vous, le street art doit-il ou non se tenir à l’écart des processus de marchandisation (des galeries jusqu’aux contrats avec les marques)?

En ce qui concerne la récupération commerciale, je me suis jusqu’ici toujours préservé de collaborer avec une marque. Je trouve souvent regrettable que des artistes, quel que soit leur domaine, acceptent d’associer leurs créations à un produit. Quant à la question du street art en galerie, cela est pour moi tout à fait naturel puisque j’ai toujours pratiqué les deux. Bien sûr, ce n’est pas la même chose et les attentes du public ne sont pas les mêmes, mais justement, à l’artiste de prendre cela en compte et d’en jouer.

Quelle est aujourd’hui la valeur d’une mosaïque vendue en galerie? Et quelle était-elle au début?

Ça a commencé à quelques centaines d’euros et ça en vaut aujourd’hui quelques milliers.

Certaines de vos créations sont décollées pour être revendues… qu’est-ce que cela vous inspire? Y a-t-il un moyen pourvu d’empêcher cela?

Cela me pousse à les coller plus haut ou à les faire plus grandes mais ce qui est vraiment regrettable c’est que pour un vendu sur Ebay, 30 ont été détruits par des pilleurs qui ne récoltent que quelques morceaux de carrelage cassé.

En quelle année a été posé le premier space invader? Est-il exact qu’il est aujourd’hui « fossilisé »?

PA_001 a été posé dans une ruelle du 11ème sur un mur qui depuis a été recouverte d’une épaisse couche d’enduit. Je pense qu’il se trouve toujours en dessous.

Existe-t-il des traces d’Invader sur Google Street? Les avez-vous compilées?

Il y en a pas mal sur Street View. Je les enregistre quand je tombe dessus mais je n’ai pas encore cherché à les compiler. Je suis tombé récemment sur la source de l’invasion à Montauban (voir ci-dessous). J’en attends impatiemment une autre qui est une peinture géante que j’ai réalisée sur le toit du journal Libération à Paris. Une peinture qui se voit de l’espace donc… mais l’image n’est pas encore mise à jour.


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Pouvez-vous expliciter le lien fort que vous avez à la musique? Comment se matérialise-t-il? Quels sont les noms de votre panthéon musical?

La musique est essentielle à ma vie. Mon premier réflexe en arrivant à l’atelier c’est d’allumer mon ampli et quand je pars en invasion j’allume l’autoradio avant de démarrer. J’essaye d’être le plus ouvert possible mais mes racines restent le punk-rock. Pendant l’invasion de Bruxelles, j’écoutais CRASS. Un groupe punk engagé qui n’a jamais fait de compromis. J’aime ce genre de sincérité artistique. Je leur ai d’ailleurs dédié la plus grande pièce rubikcubiste (une oeuvre réalisée à partir d’un assemblage de Rubik’s Cube, il s’agit d’une synthèse opérée par Invader entre le célèbre jeu des années 1980 et le courant artistique du 20e siècle, ndlr) que j’ai réalisée à ce jour. Elle est composée de 1800 cubes et sera présentée à la galerie Alice.

Y a-t-il ne serait-ce qu’une figure de l’histoire de l’art qui vous a influencé?

Non. Ce n’est plus forcément du côté de l’art que je puise mon inspiration. Ou alors ce sont des gens un peu borderline comme REVS, un graffeur new yorkais, Gee Vaucher qui a dessiné tous les disques de CRASS ou bien Susan Kare qui dans les années 80 a dessinée toutes les icones du système d’exploitation d’Apple.

Avez-vous une formation artistique? Si oui, laquelle?

J’ai étudié l’art à la fac, je n’en garde pas un souvenir mémorable.

Anonyme et lié à la technologie, il y a du hacker chez vous… Vous sentez vous proche de ce mouvement? Y-a-t-il une cause, une idéologie derrière votre travail?

La figure du space invader par-delà son aspect ludique représente à mes yeux un petit virus qui a envahi nos vies. La technologie numérique, dont j’ai fait de ces space invaders l’étendard, vient de révolutionner l’histoire de l’humanité, tout comme cela a pu être le cas par le passé avec l’imprimerie par exemple. Je pointe cela du doigt car il y a matière à réflexion, nous avons bel et bien entre les mains un nouvel outil d’une puissance extraordinaire.

Pouvez-vous expliciter le travail cartographique? A quel besoin répond-t-il?

Toutes mes invasions commencent par l’acquisition d’une carte de la ville où je vais agir. C’est un outil de travail qui me permet de visualiser la progression de l’invasion et bien sûr de me repérer. Quand l’opportunité se présente, j’en redessine et publie une qui résume l’invasion de la ville. C’est à chaque fois un exercice de style. Je viens de réaliser la 22e, sur Bruxelles, elle est en cours d’impression. Ceci dit les téléphones aujourd’hui équipés de GPS sont en train de modifier ma manière de travailler.

Existe-t-il une frontière, un terme à l’invasion? Est-il programmé?

Non, je n’y vois aucune limite. Il est vrai que j’ai, à un certain moment, recentré ce projet sur l’utilisation du matériau carrelage et son utilisation dans l’espace public. Mais je m’accorde parfois le droit de réaliser ce que j’appelle des « Variations », c’est-à-dire d’utiliser d’autres procédés que la mosaïque pour reproduire la figure du space invader. Cela peut être trafiquer la lettre A d’un magazine ou bien réaliser une paire de baskets dont les semelles sont des tampons qui reproduisent un space invader à chaque pas.

Michel Verlinden

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