Alan Parker: « Je ne pense pas avoir le droit d’ennuyer le public »

Alan Parker, sur le tournage d'Evita. © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Alan Parker, invité d’honneur du Brussels Film Festival qui débute ce 6 juin, partage une riche mémoire et des points de vue excitants sur le cinéma.

Sir Alan a ses bureaux à Chelsea, non loin du romantique cimetière de Brompton et aussi de Stamford Bridge, le stade du Football Club local, sur la pelouse duquel Eden Hazard fait merveille. Le cinéaste de Midnight Express, Fame, Mississippi Burning et The Commitments habite aussi dans le coin mais tous les deux week-ends, c’est de l’autre côté de Londres qu’il se rend au foot, à l’Emirates Stadium où évolue son club de coeur, dont il est fan depuis son enfance dans le quartier populaire d’Islington: Arsenal. Celui qui se consacre désormais en priorité à la peinture est passionné de ballon rond comme il l’est aussi de musique, de dessin (il est très doué) et bien sûr de ce cinéma auquel il a tant donné, à travers ses films mais aussi quand il dirigea le British Film Institute et ensuite l’UK Film Council. Aujourd’hui, le jeune septuagénaire conserve un regard pertinent sur l’évolution du 7e art, et une mémoire vive où il puise volontiers des anecdotes piquantes. L’écouter est un bonheur…

Quand il a annoncé le projet de son opéra Rigoletto, on a demandé à Giuseppe Verdi comment allait sonner sa musique. Il répondit: « Des notes? On trouve toujours des notes! Ce qui est important, c’est l’idée… » Vous auriez pu le dire, en parlant d’images en lieu et place de notes…

C’est fantastique, ce qu’il dit là! Et ça s’applique à tellement de domaines… Ces temps-ci, je peins énormément. Là aussi, toute la dextérité, toute la technique de trait, sont absolument dépourvues de signification si une idée forte ne les anime pas. Un artiste comme Damien Hirst ne pourrait pas peindre un tableau techniquement accompli même si sa vie en dépendait! Mais il a de ces idées formidables! En passant, j’ai failli mettre en scène Rigoletto, à l’opéra de Los Angeles. Placido Domingo me l’avait demandé, voici une quinzaine d’années. Il allait être le chef d’orchestre, David Hockney allait faire les décors. Quand j’ai proposé de modifier la structure dramatique, qui a ses faiblesses, il a hurlé: « Quoi? On ne peut rien modifier, rien! » Je lui ai répondu: « Le Philistin que je suis s’incline humblement devant vous, devant Verdi, et retourne de ce pas vers l’industrie du film (rire)« 

Vous avez émergé, dans la seconde moitié des années 70, d’une génération de jeunes réalisateurs venus comme vous du film publicitaire. Mais à la différence de la plupart, vous n’avez jamais fait passer un style formel avant le contenu. A chaque nouveau projet, vous cherchiez la forme appropriée au propos du film…

La raison en est simple. A la différence de mes collègues de cette génération, Ridley Scott, Hugh Hudson, Adrian Lynne, j’écris mes scénarios. Aucun d’entre eux n’écrivait à l’époque, et ils ne le font toujours pas. Pour moi, le script devait avoir la priorité. Je suis devenu réalisateur parce que j’écrivais. Filmer était pour moi une extension logique du processus d’écriture. Ma force principale résidait dans l’idée à exprimer, pas dans la manière visuelle de l’interpréter. L’exact inverse de Ridley, qui n’a jamais écrit un mot de sa vie, mais qui est si brillant dans la mise en images. Certains peuvent trouver ce qu’il fait superficiel, mais il a changé le look du cinéma des 30 dernières années! Pour ma part, je ne peux imaginer ne pas écrire mes films. Même quand je dispose au départ d’un scénario déjà rédigé, je ne peux m’empêcher d’être un sale gamin et de le réécrire pour tout faire mien (rire)

Cela ne vous empêche pas, ensuite, d’embrasser la nature organique du processus de tournage. Je crois savoir que cela vous plaît et vous motive énormément…

Je crois que toute oeuvre d’art a une vie bien à elle, indépendante de celui qui l’a créée au départ. Le cinéma est par ailleurs une forme d’expression qui nécessite l’intervention de nombreux partenaires, acteurs, techniciens, etc. Le film sera réussi si ce qu’il est dans ma tête est aussi dans la tête des dizaines de personnes avec lesquelles je le fais. Mon job est d’arriver à cette concordance. Sinon, ce sera un mauvais film. Aucun réalisateur au monde, si génial soit-il, n’a jamais réussi un film tout seul. C’est un art collaboratif par nature. De plus, l’essence organique du processus peut mener votre film ailleurs, à chaque prise de chaque plan, à chaque réplique d’un acteur, à chaque apparition ou disparition du soleil. Le truc, c’est de vous débrouiller pour qu’à chaque fois le changement soit pour le meilleur et pas pour le pire. Je me souviens d’un jour, sur Mississippi Burning. Gene Hackman venait de dire une réplique qui sonnait tellement faux par rapport à ce que je comptais entendre. Comme des notes dissonantes… Eh bien, il avait raison. Il était tellement « à côté » que cela devenait mieux! Gene venait d’improviser comme un musicien de jazz… et de rendre la scène meilleure.

L’Européen que vous êtes a su remarquablement aborder des sujets très américains tels la guerre du Viêtnam (Birdy), la lutte pour les droits civiques (Mississippi Burning) ou la peine de mort (The Life of David Gale). L’avantage d’être un outsider?

J’ai aimé travailler en Amérique. J’y ai vécu pas mal d’années. On m’a laissé faire les films que je voulais faire, en respectant ma sensibilité européenne (celle qui veut qu’un film ne soit pas uniquement un divertissement mais ait aussi quelque chose à dire, d’intellectuel et même de politique). Les films que vous mentionnez sont les plus difficiles à réussir. Il faut y développer un propos dérangeant (sur la peine de mort par exemple) tout en donnant au public de masse l’envie de venir voir. Ce n’était pas aisé à faire financer à l’époque, ce n’est même plus possible aujourd’hui. Les films sont de plus en plus chers…

Mickey Rourke dans Angel Heart d'Alan Parker
Mickey Rourke dans Angel Heart d’Alan Parker© DR

Vous avez consacré un film flamboyant, Angel Heart, au thème du Diable. Où situeriez-vous le Diable dans l’industrie cinématographique?

Oh Dieu! Il y est bel et bien, oui. Je pense qu’il réside dans ce qui pousse les cadres des grandes compagnies américaines. L’argent, probablement… Nous avons connu l’ère des producteurs, puis celle des auteurs réalisateurs. Maintenant c’est l’ère des cadres supérieurs des studios. C’est leur business, à présent. L’avènement des technologies modernes leur offrant la possibilité de tout manipuler sans presque plus de limite. Quand je tournais Midnight Express, sur l’île de Malte, au milieu de la Méditerranée, la Columbia n’avait pas la moindre idée de ce que nous pouvions fabriquer. Ils n’ont rien vu du film avant que nous l’ayons terminé. Aujourd’hui, les responsables des studios peuvent voir chaque matin, sur des écrans reliés à l’Internet, tout ce que vous avez tourné la veille. Et bien sûr interférer…

Vous avez un jour dit qu’un scénario américain pose toujours la question: « Qu’arrive-t-il ensuite? », mais que c’était superflu pour un script européen parce qu’invariablement rien ne se passait, de toute façon…

(Rire) C’était ironique, bien sûr! Mais un vrai, un bon producteur américain, comme Scott Rudin(1) par exemple, vous pose tellement de questions que vous améliorez votre scénario durant ce processus. Il vous fait travailler dur, dans l’intérêt du film. Il fut un temps où beaucoup de réalisateurs-scénaristes européens disaient: « C’est mon script! Je ne changerai pas un mot! Je ne veux l’opinion de personne! » Je n’ai jamais été comme ça. Roger Waters, de Pink Floyd, m’a dit, quand je faisais The Wall: « Ce qui est terrifiant avec toi, c’est que tu as en permanence peur d’ennuyer le public! » C’est vrai, je pense que je n’ai pas ce droit. La vie est courte et certains films paraissent bien longs…

Mettez-vous de la musique quand vous écrivez?

Toujours! A fond, et sans forcément de rapport avec le film que j’écris… Je me rappelle avoir écouté de la musique grecque pendant l’écriture de Midnight Express. Les Turcs qui vont lire ça vont se dire: « Voilà! C’est pour ça que ce film est tellement anti-turc! (rires)« 

Quel impact la crise économique peut-elle avoir sur le cinéma européen en général, et britannique en particulier?

Les dommages risquent d’être bien plus grands en France et sur le continent qu’ici. Car l’apport des pouvoirs publics dans le soutien aux arts et au cinéma en particulier y fut et y reste très important. Or ce sont justement les Etats qui se retrouvent contraints à économiser, à réduire les budgets. Chez nous, il n’y a pratiquement jamais eu de subsides gouvernementaux. Il y a donc moins à perdre pour notre industrie indigène plutôt réduite. Je veux dire celle qui n’est pas occupée à servir les seuls desseins d’Hollywood…

Le futur du cinéma britannique n’est pas rose?

Regardez le Festival de Cannes. Quels réalisateurs britanniques sont en compétition cette année? Mike Leigh et Ken Loach… Mike est un cinéaste de talent et Ken est mon héros. Mais ils ont tous les deux plus de 70 ans! Ce sont des jeunes qui devraient être là…

Vous envisagez de tourner encore d’autres films?

J’aimerais, mais je ne sais pas si ça sera possible. Moi qui ai longtemps eu la chance de réaliser tous les projets que je nourrissais, j’ai maintenant et pour la première fois une pile de scénarios qui ont très peu de chances de voir le jour. Les gens qui ont l’argent ne sont plus les mêmes, le dialogue avec eux est encore plus difficile qu’avant. Et puis je ne suis plus certain d’avoir envie de passer trois mois dans un Holiday Inn au bout du monde et dans des conditions de tournage difficiles. Or ce sont des films comme ça que j’ai toujours aimé faire. Des découvertes. Je n’ai jamais été le gars qui va rester dans sa zone de confort et écrire des films qu’il peut tourner à un quart d’heure de chez lui. Je réalise que je me suis rendu la vie difficile sans même qu’on m’y pousse… Mais j’aurai laissé quelque chose de moi-même dans chacun de mes films!

Bruxelles refait son cinéma

Ivan Corbisier, l’infatigable responsable de l’imprononçable mais on ne peut plus fréquentable BRFF, a bien choisi l’invité d’honneur de la nouvelle édition de son Festival. Alan Parker ouvrira la fête le 6 juin, puis s’exprimera le lendemain dans une conférence à Flagey et -le soir- lors d’une Master Class à la Cinematek. Le grand réalisateur anglais aura des choses très intéressantes à dire dans le cadre d’une manifestation explicitement dédiée au cinéma européen. Et qui réservera qui plus est, cette année, une place importante aux multiples rapports existant entre musique et 7e art. Une initiative particulière se concrétisera notamment le vendredi 13 juin, à 14h sur la place Flagey, sous la forme d’un « speed dating » entre compositeurs (sélectionnés sur extraits), cinéastes et producteurs de fiction comme de documentaires… Plus classique mais toujours appréciée sera la compétition de longs métrages venus de toute l’Europe. Des avant-premières s’y ajouteront, ainsi que des événements de choix. Le 11, à 20h, un ciné-concert verra par exemple se produire, sur des images tirées des collections de la Cinematek, les groupes My Little Cheap Dictaphone, Flying Horseman et Föllakzoid. Les cinéphiles amateurs de football, nettement plus nombreux qu’on ne le croit souvent, seront heureux de pouvoir cumuler leurs deux passions: le Brussels Film Festival s’achèvera en effet le 14 juin, trois jours avant l’entrée en compétition des Diables Rouges au Brésil!

  • BRUSSELS FILM FESTIVAL. DU 6 AU 14 JUIN 2014. A FLAGEY (PLACE SAINTE-CROIX, 1050 BRUXELLES) ET À LA CINEMATEK (9 RUE BARON HORTA, 1000 BRUXELLES)
  • www.brff.be
  • www.cinematek.be

(1) RÉCEMMENT PRODUCTEUR DE THE SOCIAL NETWORK, INSIDE LLEWYN DAVIS, CAPTAIN PHILIPS ET THE GRAND BUDAPEST HOTEL.

  • www.alanparker.com, un site personnel très bien fait, rectifiant les maintes erreurs faites ailleurs et offrant notamment un florilège de citations absolument jouissives, ainsi que quelques exemples non moins savoureux de l’art du cinéaste pour le dessin humoristique
  • Alan Parker sera présent à Bruxelles les 6 et 7 juin prochains, à l’invitation du Brussels Film Festival

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