Laurent Raphaël

Culture diluée

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Si on continue à se contenter des miettes, il faudra bientôt ajouter une catégorie: les spécialistes de la généralité.

L’édito de Laurent Raphaël

Des dizaines de spectacles, autant de concerts, d’albums et de soirées, à peine moins d’expos, de films, de séries télé, de romans ou de BD. Pas chaque année. Même pas chaque mois. Non, chaque semaine. La culture est un sport intensif pour celui qui prend la chose au sérieux. Et comme dans tout sport, la préparation est essentielle. Il faut y aller mollo au début. Ne pas se lancer dans un sprint artistique effréné sans entraînement, sous peine de claquage. Avant d’aller se frotter à la scène underground du festival Make Up au Beurs (voir nos choix), mieux vaut d’abord se faire les dents sur des spectacles à haut rendement créatif qui mais qui gardent quand même les pieds sur terre, et le spectateur à distance des comédiens, comme ceux de Michèle Noiret ou de Joël Pommerat. Sans être cinéphile, on peut sans doute trouver son chemin et son bonheur dans l’étrange Holy Motors. Mais avec plus de risque de couler à pic que si on a au préalable descendu les rapides du cinéma et qu’on s’est aventuré dans les boyaux de la filmographie de Carax.

Pas de prétention ici, juste de la prévention. Ce serait dommage de partir du mauvais pied, de faire affleurer le dégoût, l’incompréhension et le rejet avant même d’avoir aperçu le soupçon du plaisir. Il faut ensuite pouvoir gérer son effort: comment escalader cette montagne immense sans avoir le vertige, et même la nausée, au sens sartrien? On peut choisir de se spécialiser, devenir une encyclopédie du rock, creuser le sillon musical en courant du Magasin 4 à l’AB, en veillant nuit et jour sur les réseaux sociaux à la recherche du son de demain. On peut aussi picorer à gauche et à droite, varier les plaisirs. Se laisser porter par la vague du moment, tantôt un livre, tantôt une BD, tantôt une série, voire les trois en même temps. Contrairement aux élections, le panachage est permis sur les listes de nos envies culturelles.

Avec la masse de propositions, et l’obsession contemporaine de ne pas louper le dernier carat, le risque est toutefois grand de passer plus de temps à organiser son agenda et à s’informer sur ce qu’il faut avoir lu, vu, entendu que sur l’oeuvre elle-même. C’est le syndrome Outlook: on classe ses mails dans des dossiers d’après leur objet, on ne les ouvre même plus. Des petits malins ont compris qu’il y avait là, dans cette accumulation de frustration, un marché à prendre. Version 2.0 des antiques Que sais-je? et autre Profil d’une oeuvre, l’essai Comment parler des livres que l’on n’a pas lu de Pierre Bayard, paru il y a six ans, a ouvert la voie à ce que l’on pourrait appeler la culture générale de la culture. Un nouveau site français, Vivelaculture.com, enfonce aujourd’hui le clou en proposant chaque semaine un dossier transversal autour d’un temps fort culturel, du dernier Bowie à La religieuse de Guillaume Nicloux.

Question: qu’est-ce qui est plus intéressant? Se gaver d’anecdotes, ou s’approprier l’original, ce qui exige de la patience et parfois de l’abnégation? La culture snacking est saturée en sucres rapides, mais elle ne nourrit pas son homme. C’est juste un coupe-faim qui va rester sur l’estomac. On faisait la distinction entre les spécialistes et les généralistes. Si on continue à se contenter des miettes, il faudra bientôt ajouter une catégorie: les spécialistes de la généralité.

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