Laurent Raphaël

Touche pas à mon sapin

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Quand l’art dérange, c’est presque pire que d’être homosexuel ou juif… Abramovic aurait créé le sapin de la Grand-Place qu’elle y serait passée.

L’édito de Laurent Raphaël

Mais pourquoi tant de haine? Bon d’accord, il n’est pas tout vert, il a une forme bizarre et il manque un peu d’épines (même s’il en laissera une solide dans le pied des autorités bruxelloises), mais il vient pourtant d’Alsace, berceau depuis le Moyen Âge du sapin de Noël. Une origine contrôlée qui n’a pas suffi à calmer la rogne des « traditionnalistes » qui n’ont pas avalé de voir se dresser sur leur Grand-Place fétiche ce tas de ferraille qui ressemblait à un échafaudage abandonné la journée et ne montrait son vrai visage coloré qu’à la nuit tombée. Devant le tollé, la ville a plié. La structure sera « abattue » prématurément le 28 décembre, soi-disant pour éviter que les fêtards du réveillon ne la prennent d’assaut. Ben voyons. Et essaient aussi de s’envoler depuis sa cime?

On en revient à la question de départ: pourquoi tant de haine pour un aussi petit crime de lèse-rituel? En cette période de crise et de brouillard identitaire, les gens s’accrochent aux symboles, ils ont besoin de stabilité, blablabla. D’accord. Mais derrière la défense respectable des traditions -sauf quand elle a des relents islamophobes et sent alors le… sapin-, on ne peut s’empêcher de déceler une forme d’aversion quasi épidermique pour l’art contemporain. Aversion qui joue ici le rôle d’accélérateur de combustion émotionnelle. Car oui, le projet est au départ artistique. Pas d’une folle audace mais assez apparemment pour déchaîner les passions. Et réveiller les vieilles méfiances populaires. On offre bien des Kinders aux enfants à Pâques. Pourquoi ne pas dépoussiérer le totem des fêtes? Mais voilà, le public est fâché avec l’art actuel. Des oeuvres décoratives et sans aspérités de Strebelle à tous les carrefours, d’accord, mais une installation qui bouscule les habitudes, même gentiment comme ici, pas question. On aurait placé un conifère en plastique made in China fabriqué par des enfants mimant parfaitement un robuste gaillard finlandais que ça n’aurait pas fait autant de vagues.

Au culot de fouler les rituels s’ajoute l’infamie de lui préférer une oeuvre vaguement arty. Or tout le monde sait bien que les artistes sont au mieux des fainéants, au pire des mécréants et des agents de la décadence, n’ayons pas peur des mots. Les cris de fureur entendus sur le pavé bruxellois font ainsi écho aux miaulements hargneux qui ont suivi le « lancer » de chats orchestré par Jan Fabre. Pour rappel, l’artiste anversois, qui a l’habitude de pousser le bouchon artistique très loin, a eu la mauvaise idée de vouloir reproduire en cat action une photo montrant Dali en train de jeter un chat en l’air. Atterrissage acrobatique pour les félins, mais pas de blessés, et crash médiatique pour l’artiste qui s’est pris une volée de bois numérique. Certains amis des animaux -mais pas des hommes apparemment- joignant le geste à la parole et agressant physiquement le plasticien dans la foulée.

Quand l’art dérange, c’est presque pire que d’être homosexuel ou juif… On se demande comment ces exaltés auraient réagi en face de Marina Abramovic, la célèbre performeuse monténégrine, si elle les avait invités à utiliser comme bon leur semble divers objets, dont une arme chargée, posés sur une table. Elle aurait inventé être l’instigatrice du sapin électronique de la Grand-Place qu’elle y serait sans doute passée.

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