Foire du livre: le bruit et la fureur

C’est quoi, la littérature rock? A la faveur d’une 42è édition de la Foire du livre à l’intitulé explicite -Sex, Books & Rock’n’Roll-, enquête sur un courant en soi et des affinités résolument électriques.

Foire du livre de Bruxelles, du 1er au 5 mars à Tour & Taxis.
Infos: www.flb.be

En 1973, Don DeLillo écrivait le portrait halluciné de Bucky Wunderlick, prophète du rock seventies en pleine décomposition, idole cachant une usure entamée en pleine gloire dans une planque new-yorkaise miteuse sise Great Jones Street (le titre du roman). On ignore si Lou Reed, autre icône, bien réelle cette fois, a lu DeLillo, mais s’il l’a fait, nul doute que l’ex-Velvet Underground a dû y voir une réponse à cette provocation qu’il aimait lancer: « Le rock’n’roll est tellement génial, des gens devraient se mettre à mourir pour lui.«  Et de fait, péremptoire sous ses inflexions légères, l’invitation reedienne doit être vue comme un véritable hameçon à romanciers: ces individus torturés et maudits étant -c’est bien connu- prêts à se damner, ils ont toujours formé un échantillon particulièrement réceptif à l’électricité rock.

Rien que ce mois-ci, sur les tables des libraires, la réédition du Not Fade Away du déjanté Jim Dodge (d’après les Stones), Une simple mélodie d’Arthur Philips, Enjoy de Bied-Charreton ou L’orchestre vide de Claire Berest côtoient en bonne entente les Sexy Lamb de Frédéric Boyer, Fargo rock city de Klosterman et une nouvelle bio -une de plus- d’Hendrix.

On produit aujourd’hui presque plus de « romans rock » que d’essais questionnant le genre. Dans le meilleur des cas, cette littérature rock grouille d’épiques et délicieuses histoires de groupies (Le livre de Joe de Jonathan Tropper), disquaires ratés (Haute fidélité de Nick Hornby, hilarant), critiques rock dilettantes (dans American Psycho de Bret Easton Ellis, Patrick Bateman et ses hagiographies à Huey Lewis And The News, Genesis…), bands (Les nains de la mort de Jonathan Coe, histoire féroce d’un groupe raté dans le Londres des ’80, The Commitments de Roddy Doyle) ou tournées (La ballade de Jesse de Madison Smart Bell, La terre sous ses pieds de Salman Rushdie, L’autre vie de Brian de Graham Parker).

Dans ses recoins moins glorieux, la tendance comporte aussi quelques opportunistes qui, sous couvert de balancer 3 pauvres titres punks en guise de BO et de suivre quelque héros touchant un peu de guitare sous des intitulés fleurant bon le name dropping (L’ami de Bono, Petit déjeuner chez Mick Jagger, La faute à Mick Jagger, Keith-me), tentent de plus en plus souvent de se raccrocher de fait à un mouvement qui a désormais son appellation contrôlée -les lectrices légères ont leur « chicklit », les rockeux leur « rocklit ».

Prestance de récup’

Le rock fait parfois tapisserie littéraire: certains veulent se chauffer gratuitement aux rayons de sa crédibilité impec, de sa fulgurance, de son aura subversive (voir le nombre de premiers romans qui prétendent s’emparer de sa mythologie). Un belle cover pour entrer en littérature avec une prestance de récup’.

Une logique qu’ont d’ailleurs également adoptée, à l’autre bout du câble, pas mal de rockeurs au moment de se choisir un nom de scène (The Divine Comedy emprunte à Dante, The Doors à Huxley, Second Sex à de Beauvoir, The Fall à Camus), de jouer la posture du poète maudit (Morrison) ou d’écrire leurs textes (Lautréamont chez Noir Désir, Ballard chez Led Zep, Orwell chez Pink Floyd). Une sorte de talisman littéraire porté au moment d’entrer en scène. Histoire d’aller se chercher une légitimité par ricochet et de nourrir une colère à l’estomac un peu vide jusque là.

Reste à savoir comment, au-delà de la simple citation et de cette frange des musiciens ratés devenus romanciers voire d’écrivains à la manque ayant fini rock stars, le rock, son urgence, ses explosions visuelles, ses riffs fulgurants, a pu tant toucher la littérature, art du temps retrouvé et de la réflexion introspective.

D’abord, ses pulsations ont évidemment travaillé l’écriture (on ne compte plus les romanciers qui rédigent sous playlists crachotantes), lui fournissant de nouvelles propositions. La littérature, à la suite de la critique rock qui s’avançait en terrain mouvant derrière Bowie ou les Stones, a été invitée à bousculer son ordre par incubation de nouveaux accords fiévreux, à explorer les potentialités d’une nouvelle rage à travers la malaxe des mots et l’intensité de nouveaux paysages survoltés.

Ensuite, le rock, formidable pourvoyeur de psychédélique romanesque, a réveillé la littérature à un niveau plus souterrain et viscéral: la liquidation des codes de l’après-guerre, la révolution sexuelle, la transgression bourgeoise qu’il charriait, ont su coïncider avec un esprit contestataire qui alimente depuis toujours la plus puissante vague littéraire. La littérature rock n’a certes pas attendu le rock’n’roll. Mais le genre est venu souligner sa ligne rebelle, et relire, à la lumière frénétique de ses néons, toute l’histoire de la contre-culture romanesque: la génération perdue d’Hemingway, celle, foutue, de Kerouac, le sexe chez Miller, l’investigation gonzo chez Hunter S. Thompson, le dégueulasse chez Bukowski, la mescaline chez Michaux ou Selby Jr., le titanesque chez Pynchon, la détraque d’un Tom Robbins voire l’angoisse existentielle du Coupland de Génération X.

La posture rock travaille la littérature, elle l’a toujours fait. Pas de raison que ça s’arrête de sitôt. Dans la préface qu’il consacre à la dernière bio en date dudit Thompson, Philippe Manoeuvre, pilier de la critique rock, s’inquiétait dernièrement de l’impossible héritage de son voltage littéraire: « Qui osera rebrancher le vieux Mojo électrique sur total Voodoo destruction/autofiction camée? Qui aura ce salvateur culot? » A l’autre bout de la Manche, le roman noir ne l’a pas attendu pour subir une violente réfection. Ken Bruen, écrivain de polars, confiait ainsi récemment à Tsugi, mensuel électro (tout est décidément dans tout): « Le ‘noir rock’ est ce nouveau mouvement littéraire (…). Ce sont des CGSF, des ‘Crased Gonzo Speed Freaks’ libérés de la merde qui se faisait avant, de Ruth Rendell à tous les lauréats du Booker Prize. Ma mission, au côté de ces auteurs, est de propulser mes écrits au coeur des ténèbres sur un rythme de speed metal en faisant exploser les codes traditionnels du polar. » Bienvenue dans l’ère du post-rock(lit)…

Ysaline Parisis

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