La BD qui rend intelligent

© Le Lombard
Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

De La Petite bédéthèque des savoirs à Sociorama, la bande dessinée est devenue en 2016 une véritable clé de compréhension du monde moderne, avec des collections entièrement consacrées aux sciences du réel.

L’astrophysicien Hubert Reeves, en plein rush de promotion à la récente Foire du Livre de Bruxelles, n’en revient presque pas lui-même: on peut être octogénaire, l’un des plus brillants cerveaux de son temps, et encore découvrir des choses. Comme les vertus pédagogiques de la bande dessinée. « C’est bien la première fois que l’on me proposait d’en faire! Je connaissais les classiques, mais c’est tout. La bande dessinée était un univers qui m’était totalement étranger et, à la base, j’étais très sceptique: comment associer deux domaines aussi différents que la BD et l’astrophysique? J’étais inquiet, mais j’ai vite trouvé ça formidable. » « Ça », c’est la nouvelle collection que viennent de lancer les éditions du Lombard, sous la direction éditoriale et artistique de l’auteur David Vandermeulen, soit La Petite Bédéthèque des savoirs, autrement dit la première « véritable collection encyclopédique de bandes dessinées didactiques », mue par un concept simple à défaut d’être vraiment neuf: « Un spécialiste et un dessinateur s’unissent pour vous faire comprendre le monde en bande dessinée », en partant du constat que « l’un des derniers grands territoires inexplorés de la bande dessinée reste le champ immense des sciences humaines et de la non-fiction ».

Sur cette base, quatre premiers volumes proches sur le fond, mais aussi dans la forme, des fameux Que sais-je? sont disponibles depuis ce mois de mars, dont L’Univers, écrit par Hubert Reeves et dessiné par Daniel Casanave, à côté d’autres thèmes comme l’intelligence artificielle, les requins et le heavy metal, lesquels seront bientôt rejoints par les droits d’auteur, le tatouage, le féminisme ou le hasard. Qu’il semble loin, désormais, le temps où l’amateur de BD entendait régulièrement: « Lis autre chose, tu vas finir par t’abrutir. » La bande dessinée est en train au contraire de s’imposer comme le médium de vulgarisation, de pédagogie et d’expression du réel par excellence. Loin, très loin, du cliché de la BD qui rend con, un autre est en train de s’imposer; celui de la BD qui rend intelligent.

La BD qui rend intelligent
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De l’Oncle Paul à Topo

David Vandermeulen n’est pas le seul à avoir senti le vent du réel se lever sur la bande dessinée. Si le principe est en soi aussi vieux que la bande dessinée elle-même –Les Belles Histoires de l’oncle Paul, elles-mêmes inspirées par les ouvrages de vulgarisation scientifique écrits en 1875 par Jean-Henri Fabre, sont apparues dans Spirou dès 1951-, il connaît depuis quelques années une nouvelle jeunesse, pour ne pas dire un âge d’or: tous les sujets sont désormais permis en BD, comme l’ont prouvé les succès de La Revue dessinée, magazine de reportages entièrement dessiné, avec ses 20 000 exemplaires par numéro, mais aussi Economix, histoire de l’économie en BD, ou les différents tomes de Tu mourras moins bête, pur travail de vulgarisation scientifique, et comique, réalisé par le professeur Moustache, aka la jeune Française Marion Montaigne. Laquelle signe d’ailleurs le premier volume de La Petite Bédéthèque. Même les institutions « sérieuses » ou engagées font désormais régulièrement appel à la BD pour faire entendre leur bonne parole, de la Ligue de l’enseignement à Oxfam, qui usent régulièrement de planches plus que de longs textes dans leur magazine respectif. Quant aux magazines de bande dessinée eux-mêmes, on en reparlera, eux aussi se tournent parfois exclusivement vers cette BD du réel, y compris à destination d’un jeune public: La Revue dessinée sortira d’ici la fin de l’année Topo, un même concept cette fois destiné plus particulièrement aux ados, et ce, alors que le magazine Spirou vient de lancer Groom, un hors- série semestriel qui se propose lui aussi de décrypter l’actualité.

Un bon pâté

Bref, le traitement de la réalité par la bande dessinée est plus qu’une tendance lourde: les albums deviennent désormais des collections, comme la Bédéthèque du Lombard ou Sociorama chez Casterman (voir ci-dessous). L’originalité ne tient donc plus dans le traitement, en soi, du réel, mais bien dans les manières. Ainsi la Bédéthèque entend-elle à chaque fois associer un spécialiste de la question et un « bon » dessinateur -ce qui ne fut pas toujours le cas, loin de là, des BD dites pédagogiques- tout en leur laissant une large liberté de manoeuvre. Si le Heavy Metal réalisé par Hervé Bourhis et notre Pompon national ressemble dans la forme à d’autres Petit Livre du dessinateur bordelais (Le Petit Livre rock, entre autres), si Marion Montaigne dessine sur du velours L’Intelligence artificielle et si Julien Solé ne fait qu’aller un peu plus loin dans sa passion des requins, déjà cent fois croqués notamment dans son Sharkbook, L’Univers de Reeves et de Casanave s’en distingue nettement. « On est plutôt dans une errance philosophique, une sorte de poésie cosmique écrite par Hubert que dans un véritable vade-mecum de l’univers », explique le dessinateur. Impression confirmée par son vénérable scénariste: « Nous sommes partis d’un texte déjà écrit, que j’utilisais dans un spectacle musical. Le but était déjà de faire la jonction entre l’art, à l’origine la musique, et la science. » Et de conclure, désormais sur de son fait: « Mêler les deux, ça fait toujours un bon pâté. »

LA PETITE BÉDÉTHÈQUE DES SAVOIRS (T. 1): L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE, PAR JEAN-NOËL LAFARGUE ET MARION MONTAIGNE, (T. 2): L’UNIVERS, PAR HUBERT REEVES ET DANIEL CASANAVE, (T. 3): LES REQUINS, PAR BERNARD SÉRET ET JULIEN SOLÉ, (T. 4): LE HEAVY METAL, PAR JACQUES DE PIERPONT ET HERVÉ BOURHIS. ÉDITIONS LE LOMBARD, DE 72 À 88 PAGES. 10 EUROS.

Le Mystère du monde quantique

DE THIBAULT DAMOUR ET MATHIEU BURNIAT, ÉDITIONS DARGAUD, 160 PAGES. ***

La BD qui rend intelligent
On ne sait plus désormais si tout mène à la bande dessinée ou si la bande dessinée mène à tout, ce qui est sûr, c’est qu’on avait rarement vu scénariste avec pareil CV, très éloigné de la BD: Thibault Damour est en effet professeur de physique théorique à l’Institut français des hautes études scientifiques, membre de l’Académie des sciences, spécialiste de la relativité générale et de la théorie des cordes, et donc, désormais, scénariste de bande dessinée avec Le Mystère du monde quantique qui comme son nom l’indique, se propose d’emmener le lecteur à la rencontre de Max Planck, Erwin Schrödinger ou Albert Einstein, et d’évoquer avec eux des notions aussi glamour que le corps noir, la constance de Planck ou la cosmologie quantique. Une invitation au voyage scientifique qui n’est heureusement pas réservé aux premiers de classe ou aux nerds, puisque le dessinateur Mathieu Burniat use de toutes les ficelles de son art pour rendre l’indigeste digeste, voire, mais n’exagérons rien, compréhensible! Le Mystère du monde quantique démarre ainsi sur un pur récit de fiction s’amusant des clichés BD, puisqu’il met en scène Bob et son chien Rick, duo d’aventuriers en planche désormais à la retraite, et pour l’un, même empaillé. Sauf que tout est relatif, même la mort et la réalité… Démarre alors une vertigineuse et onirique aventure, capable de contenter à la fois les amateurs de BD et les aficionados de formules mathématiques.

Classé X

L’auteure « engagée » Lisa Mandel devient directrice de collection avec Sociorama, et une spécialiste du film X avec La Fabrique pornographique: de la BD du réel cette fois tout en fiction.

La BD qui rend intelligent
© Casterman

Lisa Mandel ne vise personne, mais comme souvent, tape juste: « Nous, on ne voulait pas une collection du genre: « Viens petit Padawan, on va t’expliquer ce qu’est la sociologie. » Nous, les auteurs, on voulait à tout prix éviter la pédagogie, mais eux, les sociologues, ont des sujets d’enquête passionnants, qui n’arrivent presque jamais devant les yeux du grand public. Il fallait donc être radical et proposer une collection de sociologie adaptée en BD, et surtout fictionnalisée. » Sur le fond en effet, la Française Lisa Mandel rejoint ses pairs –« La bande dessinée est un superoutil pédagogique, elle aère des propos étouffants, elle est tout à fait adaptée à l’info, au réel, c’est du cinéma de poche qui permet, tout de suite, de partir très loin »– mais s’en distingue nettement sur la forme: dans la collection Sociorama qu’elle codirige avec la sociologue Yasmine Bouagga, il n’y aura que des récits de fiction, certes basés sur des enquêtes sociologiques précises et de terrain. A l’image du premier titre de la collection, La Fabrique pornographique, dont elle s’est elle-même chargée –« Mais ce n’était pas prévu; c’est Aude Picault qui devait le dessiner, mais elle est tombée enceinte. Or, on le voulait dans la première salve de sortie, c’est un sujet fort. Je l’ai donc fait. » Et bien fait: en 164 pages carrées, Lisa Mandel ne perd rien de son style, lâché et drôle –« Ça, je ne peux pas m’en empêcher, c’est ma déformation professionnelle, après 5 minutes, faut que je dessine un truc comique »– pour narrer l’histoire de Howard et Betty, couple libre et libéré qui se lance dans le porno.

Après le cul, la jungle

La BD qui rend intelligent

On suit alors avec eux les méandres d’un milieu aux contours largement fantasmés; méandres suivant précisément les constatations effectuées par le sociologue Mathieu Trachman après de longs mois d’enquête et de reportage sur le terrain (entendez les tournages de films X): motivation des acteurs, conditions de travail, statut de la femme, mais aussi racisme, drogue ou violence sexuelle… Par le biais de ses personnages inventés, sa verve omniprésente et des termes parfois très éloignés de la sociologie classique (une des conclusions de sa Fabrique est par exemple qu’il ne faut pas confondre grosses putes et petites salopes…), Lisa Mandel fait voir une réalité parfois crue, pas toujours éloignée des clichés, « mais surtout qui a lieu ici et maintenant. Ce sont toutes des enquêtes qui ont lieu dans la France d’aujourd’hui ». A l’image des autres titres de la collection Sociorama qui vont planter leurs crayons dans des endroits peu vus en bande dessinée, comme les chantiers de construction (Chantier interdit au public de Claire Braud), les supermarchés (Encaisser! d’Anne Simon) ou l’aviation civile (Turbulences de Baptiste Virot). Lisa Mandel n’en a d’ailleurs pas fini avec la BD du réel: au lendemain de notre rencontre à la Foire du Livre, l’auteure de HP ou de Nini Patalo s’en allait faire un reportage BD dans la jungle de Calais. Une enquête déjà lisible sur le site Web du Monde, et qui fera sans doute l’objet d’une sous-collection: Les cahiers de Sociorama, reportages cette fois sans fiction.

LA FABRIQUE PORNOGRAPHIQUE, DE LISA MANDEL, D’APRÈS UNE ENQUÊTE DE MATHIEU TRACHMAN, ÉDITIONS CASTERMAN, 166 PAGES. ***

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