Ghost Writers, ces écrivains qui avancent masqués

Anonymes le jour, écrivains la nuit, ils composent masqués, laissant toute la couverture à leurs romans. A l’heure où on déloge les tabous plus vite qu’on ne les crée, qu’est-ce qui pousse encore les auteurs à faire tant d’histoires de leur identité?

Dans sa nouvelle La vie privée, Henry James imagine qu’un écrivain envoie son double entretenir les conversations mondaines au salon pendant qu’il continue à écrire joyeusement planqué dans sa chambre. Un fantasme d’auteur qui témoigne de la difficulté à joindre les aspirations contradictoires de l’écriture sous bulle et de sa promotion sous les feux de la rampe. Un gouffre au bord duquel sont restés certains. Une fois l’écriture menée à terme, une fois la publication sur des rails, au moment où les regards de lecteurs émus cherchent à rencontrer le visage de celui qui a su les toucher, ils ont déjà disparu. Petit tour d’horizon des écrivains vivants non identifiés.

C’est l’énigme littéraire du moment. Fin 2010, les éditions Sonatine importent en français le premier tome de ce qui est déjà un mythe outre-Atlantique. Un mythe orphelin, non revendiqué, né de la publication du désormais célèbre Le livre sans nom, polar nourri à la pop culture d’un certain Anonyme. Qui a su si bien faire monter la sauce que les paris vont croissant et s’affolant sur sa véritable identité: on parle de Tarantino, de David Bowie… ou du Prince Charles. Et le phénomène de virer à la saga, avec l’apparition récente d’un deuxième tome (L’oeil de la lune) et l’annonce d’un troisième pour bientôt.

« Cela m’amusait de voir si à la lecture de ce roman quelqu’un me reconnaîtrait. Et si les gens achèteraient le livre sans connaître l’auteur », déclare-t-il dans la seule interview cédée à la presse, un entretien entièrement mené par claviers interposés, il va de soi. Une intention ludique et une excellente couverture marketing poussant un livre auquel il est pourtant difficile de reconnaître des qualités intrinsèques comparables.

L’homme sans visage

Un même mystère, dans des proportions exactement inversées: c’est ce que poursuit Antoni Casas Ros. Un écrivain sans visage. Ou qui souhaite le laisser penser. Auteur de trois romans chez Gallimard, dont son très curieux et onirique premier, Le Théorème d’Almodovar, Casas Ros s’est arrangé pour faire atterrir mystérieusement son manuscrit sur le bureau des éditions françaises début 2008. Accompagné d’une rumeur persistante: complètement défiguré à la suite d’un terrible accident de voiture, l’homme vivrait reclus à Rome, résolu à ne pas quitter sa tanière.

Ce qui ne l’empêche pas d’effectuer de fugaces apparitions dans ses romans comme Hitchcock fréquentait ses films. Ni de poster d’énigmatiques vidéos sur Internet, voire d’y communiquer brièvement sur une décision qu’il juge difficile: « Un écrivain existe par son écriture et non par sa forme sociale. En refusant de jouer le jeu des médias, je sais à quoi j’échappe, je ne sais pas ce que je crée. J’ai besoin de grandes plages de silence, de retrait de l’agitation pour favoriser la lente éclosion de l’écriture. »

A l’heure qu’il est, Casas Ros a pourtant tant excité les rumeurs que l’Espagnol Enrique Vila-Matas lui-même, soupçonné à plusieurs reprises dans l’affaire, a dû récemment démentir publiquement user du nom comme d’une couverture.

La médiatisation, certains la déclinent aussi par peur de la banalité. Ce qui semble bien être l’un des moteurs avoués de Onuma Nemon, écrivain fantôme de La cosmologie, oeuvre folle de plusieurs dizaines de milliers de pages écrite sur 30 ans, saluée par beaucoup comme un événement en soi, dans la lignée d’un Cervantès ou d’un Joyce: brique cyclopéenne qui a dû être débitée pour sa publication (on en trouve quelques tranches chez Tristram et Verticales). Derrière un nom qui flaire le pseudo à plein nez, l’auteur mystère refuse que sa « biographie quelconque » intervienne comme entrée dans son écriture. Nemon, qui a choisi de n’apparaitre ni en public ni en portrait, souligne un désintérêt absolu pour lui-même et exclut de nuire à son projet littéraire en s’y surajoutant. « Puisque l’écriture est faite, je ne vais pas chercher à plaire. L’écrivain n’est pas là pour répondre à la demande. J’ai fait de ma vie une oeuvre en oeuvrant à ma disparition », déclarait-il récemment dans l’une de ses rares interviews, accordée au Matricule des anges.

Collectif sous X

L’anonymat peut être aussi partagé. A la rentrée littéraire de 2007, les éditions Métailié publient coup sur coup deux volumes du même auteur, au nom particulièrement énigmatique: Wu Ming. En expliquant, pour ceux de leurs lecteurs qui ne seraient pas familiers de la langue chinoise, qu’en mandarin courant, le mot peut tout aussi bien signifier « anonyme » que « cinq auteurs », selon d’infimes modulations de prononciation. Une homonymie particulièrement accommodante pour le collectif de cinq jeunes écrivains qu’elle cache, déjà à la tête de plusieurs best-sellers en Italie. Leur mot d’ordre: fondre la solitude d’un auteur dans une mise en avant d’un groupe masqué. Une barrière de sécurité double couche, pour le coup. Et un code collectif particulièrement excitant, à l’image de leurs récits originaux et ambitieux, brassant des dizaines de personnages, mêlant grandes périodes de l’Histoire et fiction revendiquée.

Ne pas tout dire est un savant jeu sur l’absence et le désir. Qui s’avère parfois déjà littérature. De quoi fouler des contrées indécidables entre réel et fiction. Voyez l’Américain Shane Stevens. Derrière ce pseudo, l’homme commet, entre 1966 et 1981, cinq terribles thrillers encensés par rien moins que James Ellroy et Stephen King, pour ensuite se couper de toute civilisation littéraire. Devenu un mythe aux USA où se sont longtemps arrachés les rares exemplaires d’éditions uniques, le mystère s’exporte au moment où, en 2008, les éditions Sonatine cherchent à acquérir les droits de traduction d’un de ses romans, Au-delà du mal. Il faudra à la maison deux ans de recherche et de pistage serré pour enfin mettre la main sur la fille de l’auteur, et son accord. Une mise en bouche riche d’échos pour un polar dans lequel Thomas Bishop, héros diabolique et meurtrier de son état, parvient à lancer les enquêteurs chargés de le filer sur une mauvaise piste, concourant à la diffusion d’un portrait robot qui n’est pas le sien…

Se terrer derrière ses pages est-il, en dernier recours, un signe de modestie maladive ou d’orgueil narcissique? Refuser de parler de soi, c’est aussi mettre l’accent sur son absence. Et s’octroyer le luxe de ne se voir imposer ni case, ni étiquette qui viennent blesser son image; en un mot, entretenir les fantasmes d’omnipotence. Une manne pour marionnettistes.

Reste que vouloir mettre en avant la singularité d’une voix à l’heure de l’ère de l’image évanescente présente des risques collatéraux. En creusant le secret comme l’un de leurs droits de non-instrumentalisation les plus indéniables, ces romanciers orientent parfois bien malgré eux le sens de lecture. Dans un monde qui veut nous faire croire que le vrai mystère d’un livre tient tout entier dans la personnalité de son auteur, la lecture risque de se muer en une traque du moindre signe inconscient de sa part, de la plus petite miette biographique oubliée au détour d’une page. Et créer un terrible contresens avec le projet initial d’un effacement de soi au profit d’une lecture gratuite, désincarnée.

Ce qu’enfin, précisément, notre époque pourrait encore reprocher à ces Fantômas de la plume: soutenir une vision cloîtrée, déconnectée, voire pire: élitiste, de la littérature. Une époque avide d’images et d’immédiateté qui ne trouve pas toujours son compte dans le travail mental, lent et solitaire de la littérature. Une époque qui ne sait décidément pas ce qu’elle rate.

Ysaline Parisis

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