Critique | Livres

Le livre de la semaine: 10 jours dans un asile

Elizabeth Jane Cochrane, soit Nellie Bly, est connue aux Etats Unis pour avoir été la première journaliste femme. © DR
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Fin du XIXe siècle, une jeune reporter se fait volontairement interner pour le compte de Joseph Pulitzer; Nellie Bly, ou l’invention du journalisme filtré.

Aux Etats-Unis, elle est « The Pioneer Woman Journalist »: héroïne d’un célèbre jeu de l’oie, d’un grand nombre de biographies, d’une série de romans, docus ou téléfilms et, avec Angela Davis, Isadora Duncan ou Patti Smith, l’un des déguisements d’Halloween préférés des petites Américaines progressistes. Inexplicablement peu connue sous nos latitudes, Nellie Bly a pourtant rien moins que révolutionné les codes du journalisme. Originaire de Pennsylvanie, la jeune Elizabeth Jane Cochrane (1864-1922) de son vrai nom monte à New York en 1887 pour démarcher les rédactions. Le grand Joseph Pulitzer lui promet un contrat au New World, à une condition: ramener un article vécu sur le Blackwell’s Island Hospital, institution pour aliénées située sur Roosevelt Island. Une chance (on parle d’une époque où on cantonne poliment les -rares- journalistes femmes aux rubriques mode ou jardinage) que Bly, à peine âgée de 23 ans, saura saisir avec un aplomb peu commun.

Journalisme à sensations

Actrice-née, Nellie met alors au point un plan ingénieux, et assez hilarant: dans une pension pour femmes, elle se fera passer pour Nellie Brown, mystérieuse Cubaine obsessionnellement en quête de ses bûches égarées. La stratégie atteint son but: après quelques examens médicaux honteusement expédiés, « Brown » sera diagnostiquée à un degré de folie avancé, et bientôt envoyée sur Roosevelt Island. D’enlevé et épique, le récit se fait alors douloureux et tragique, qui plonge en apnée dans un authentique drame de la condition féminine. Cloîtrée incognito pendant dix jours et neuf nuits sur une véritable île de désolation, Nellie investigue bravement les conditions de vie de ses fantomatiques congénères, piteuses âmes droguées à la morphine et soumises aux brimades ou à la torture de leurs geôlières. Baignée à l’eau froide dans les courants d’air, nourrie au thé tiède et au pain moisi, dormant sur un matelas défoncé parmi les cafards, la pionnière donne de son corps autant qu’elle en vient à craindre pour son âme (comme elle le note, ces conditions d’internement alièneraient jusqu’à la plus saine d’esprit). Elle en ramènera Ten Days in a Mad House, compte-rendu undercover et ultrasubjectif de sa captivité: un récit à la première personne du singulier dans lequel Bly ne s’empêche ni l’humour (auscultée par un jeune médecin séduisant: « J’avais les plus grandes difficultés à me concentrer -seules les jeunes femmes comprendront ce que j’entends par là ») ni l’émotion pure devant la misère de ses « soeurs en souffrance »: du jamais lu, pour l’époque. Grand cri humaniste, l’article, traduit pour la première fois en français, ouvrira aussi la voie au New Journalism -un genre qui entend mettre les codes et techniques de la fiction au service du journalisme, et à qui Tom Wolfe, Joan Didion, Norman Mailer ou Hunter S. Thompson donneront ses lettres de noblesse près d’un siècle plus tard. Bly, elle, ne fait que démarrer une carrière résolument défricheuse et socialement engagée, au cours de laquelle elle se fera notamment domestique ou « esclave moderne » dans une fabrique de bouteilles (deux textes bonus à la présente édition). En 1889, elle entamera un tour du monde, espérant surpasser les exploits du Phileas Fogg de Jules Verne. Elle en reviendra avec un long article intitulé Le Tour du monde en… 72 jours. Nellie Bly, ou quand la réalité dépasse la fiction.

DE NELLIE BLY, EDITIONS DU SOUS-SOL, TRADUIT DE L’ANGLAIS (USA) PAR HELENE COHEN, 128 PAGEs

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content