Joachim Lafosse: « l’affaire Lhermitte m’a bouleversé »

© Versus productions

Joachim Lafosse a voulu qu’À perdre la raison soit un film grand public. Sans transiger sur la complexité d’un sujet éminemment délicat.

Joachim Lafosse n’a pas froid aux yeux. À peine achevé son très interpelant (et très intelligent) Élève libre, il entamait l’écriture d’un film inspiré par une terrible affaire criminelle, un quintuple infanticide qui horrifia la Belgique et dont les résonances ne pouvaient qu’intéresser le cinéaste doublé d’un moraliste qu’est le réalisateur de Nue propriété. Posant une nouvelle fois, et dans une forme accomplie, la question des limites, Lafosse signe avec À perdre la raison une oeuvre intense et bouleversante, portée à incandescence par l’interprétation inouïe d’Émilie Dequenne. Transposant l’anecdote (le fait divers) en étoffe dont on fait les tragédies, il nous captive et nous émeut, il nous fait ressentir, et réfléchir, aussi. Avec un film prenant comme un thriller.

Même s’il creuse des questions on ne peut plus intimes, et aborde un sujet terriblement délicat, votre film se suit comme un thriller…

Je pense que c’est un film très accessible, je souhaite faire un cinéma (je n’ai aucune difficulté à le dire) qui soit populaire. Mais je ne capitulerai pas sur les exigences, sur la complexité des sujets. Quand je vois les grands cinéastes des années 70 qui m’inspirent, comme Bergman ou Pialat, ce sont des types dont les films faisaient beaucoup d’entrées. Le clivage entre cinéma d’auteur et cinéma grand public était moins présent. Aujourd’hui, c’est soit l’un, soit l’autre. Avec mes coscénaristes (1), avec le chef op’, avec les acteurs, il y avait le désir de faire un film captivant, de gérer le récit, la forme, à la manière d’un thriller américain. Dans mes films précédents, j’avais cette envie de montrer que je sais filmer comme Michael Haneke, que je sais faire des plans séquences, etc. Ici, pour la première fois, j’ai mis les personnages au centre, et je les ai suivis.

Comment tout a-t-il commencé?

J’étais dans ma bagnole. J’entends cette histoire. Et je suis bouleversé. Ça me touche à un endroit inconscient, je ne comprends pas. Je suis dans l’effroi. J’en parle à mes copains et tout le monde dit: « C’est impensable! Comment ça peut arriver, des trucs comme ça? » Quand j’entends ce mot, « impensable », je me dis: « Là, Joachim, à toi de jouer! Là, c’est ton travail… » Tout en ne perdant pas de vue l’émotion que j’ai ressentie, la manière dont j’avais été emporté, je me mets à travailler. À mes coscénaristes, je dis qu’il nous faut emporter, émouvoir, sans empêcher de réfléchir. Et, tout de suite, je décide de ne pas filmer le meurtre des gosses.

Comment la réalité nourrit-elle le travail d’écriture?

On s’informe, on lit la presse, les devoirs d’enquête, on dessine une espèce d’histoire, mais on n’est pas encore en train de scénariser. On définissait juste une trame, d’où pourrait naître une fiction. Et on a réalisé que cette trame était hors-norme, de l’ordre d’une légende. C’est une chose dont j’ai discuté avec Asghar Farhadi (2), qui m’a expliqué que lui-même ne pouvait vraiment commencer un film que lorsqu’il a vu émerger, des éléments réunis pour former son récit, une forme de légende, quelque chose d’universel. On a tous un papa et une maman. Et imaginer que ce papa ou cette maman puisse nous tuer, que ce qui nous a mis au monde puisse nous tuer, est chose narcissiquement inacceptable. Et pourtant, une civilisation qui se refuse à se confronter à ça, à l’imaginer, est une civilisation qui risque de s’y retrouver confrontée. Quand on m’a reproché de faire mon film trop tôt par rapport au fait divers dont il est inspiré, quand on m’a dit qu’il valait mieux attendre, j’ai répondu: « Attendre quoi? » Le seul scandale aurait été de faire un mauvais film, point barre. Rien d’autre.

Chacun d’entre nous est amené à s’interroger, par-delà l’émotion ressentie?

Toutes les familles ont leurs problèmes, et chacun trouvera quelque chose dans l’histoire de la sienne qui peut nourrir sa vision du film. Pour ma part, si j’étais, au départ, si touché sur un plan intime, c’est parce que ma grand-mère a eu une famille nombreuse et qu’à la naissance de son quatrième enfant -mon père- elle a fait une dépression et n’a pas pu s’occuper de lui, pendant ses deux premières années. Avec de grandes conséquences pour la famille, pour mon père surtout, car les deux premières années d’une vie sont très importantes…

Comme chez Farhadi, la mise en scène est formidablement travaillée, mais on ne la remarque pas…

Si elle ne se voit pas, j’en suis très heureux. Ne plus faire le malin, ne plus faire l’auteur, c’est vraiment ce vers quoi je veux aller. Ce dont j’ai envie, ce n’est pas que les gens se disent: « Comme il est brillant! » Mais qu’ils soient emportés, happés, par cette histoire, rivés aux personnages. C’est un peu la leçon des frères Dardenne… Au coeur du film, il y a cette idée: « Ne donne pas un poisson à celui qui a faim, apprends-lui à pêcher. » C’est une tragédie, une histoire universelle, avec des gens qui s’aiment, qui veulent le bien, et qui créent le drame. Parce qu’ils n’ont pas la lucidité de mettre une limite, par exemple, à leur générosité. En ne le faisant pas, ils instaurent une dette, qui empêche l’autre de s’émanciper, de s’éloigner. Il y a trop de loyauté, de conflits de loyauté. Tout le monde a déjà reçu trop de quelqu’un, et s’en est retrouvé mal à l’aise, sans savoir quoi faire…

À perdre la raison se garde bien de donner des réponses…

C’est la première fois que je fais un film où l’histoire que je traite m’emporte à ce point, et où il reste pour moi une énigme, des zones d’ombres. Pour un cinéaste, c’est passionnant! J’ai dû voir le film 300 fois, et pourtant, à la fin, je reste tout autant bouleversé. Il y a là quelque chose qui me dépasse…

Émilie Dequenne est extraordinaire dans le rôle principal!

Ce qu’elle fait avec ce personnage de Muriel est vertigineux! Nous avons tous mis beaucoup de notre inconscient dans ce film, mais elle est allé très loin, ce qu’elle offre est extraordinaire. Qu’elle accepte que tu mettes ta caméra à 50 centimètres de son visage et qu’elle pleure comme elle le fait dans la voiture… Cela m’a fait penser à mon père, qui était photographe, et qui m’a dit un jour: « Etre photographe, c’est juste être un regard. » J’ai eu l’impression qu’Émilie faisait de moi un regard. Elle m’autorisait à regarder quelque chose que normalement on ne regarde pas. Au bout de 300 visions de ce plan, je reste fasciné par ce qu’elle me donne. Et qu’elle me donne avec pudeur. Avec ma monteuse, on n’a pas voulu couper dans ce plan, car je suis persuadé que cela sera, pour chacun des spectateurs, aussi fascinant que ce l’a été pour moi.

Rencontre Louis Danvers

(1) Matthieu Reynaert et Thomas Bidegain.

(2) Le réalisateur iranien d’A Separation.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content