Critique | Livres

Contes d’un homme de goût

© Christoph Mueller
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

ROMAN GRAPHIQUE | Les tribulations tragi-comiques d’un esthète au raffinement exquis par un nouvel orfèvre du 9e art. Crumb et Chris Ware crient au génie. Focus aussi.

CONTES D’UN HOMME DE GOÛT, DE CHRISTOPH MUELLER, ÉDITIONS 6 PIEDS SOUS TERRE, 48 PAGES. ****

Chris Ware parle d’un « accomplissement graphique proprement extraordinaire ». Quant à Robert Crumb, qui évoque un « obsessif-compulsif » selon son coeur, il déclare qu’il peut désormais prendre sa retraite en paix: la relève est assurée. Et il est vrai que l’ambition et la maîtrise, formelle comme narrative, de cette toute première bande dessinée (!) signée par un jeune illustrateur allemand passionné de culture américaine donnent carrément le tournis. Soit les tribulations humoristico-métaphysiques de Millington F. Millborough, gentleman esthète de l’entre-deux-guerres reclus dans son cottage victorien dont la quête insondable consiste à tenter de saisir la nature de l’homme, rien de moins, à distiller chaque goutte de son essence profonde pour enfin découvrir la vérité cachée de l’existence, et faire de sa vie une oeuvre d’art. Un fort noble programme, c’est un fait, qui se résume toutefois le plus souvent à rêver oisivement de se blottir tout entier entre les seins rassurants d’une femme en vidant des verres d’une gnôle ultra fine. Il faut dire que les tourments de ce dandy vieillissant l’ont déjà mené aux quatre coins du globe, pour en revenir, encore et toujours, le coeur lourd de ce même constat désespéré: « Rien, sinon une défaite, n’est aussi mélancolique qu’une victoire. »

Au raffinement suprême du personnage répond le soin quasi maniaque affiché par l’auteur pour composer ses planches, l’élégance racée dans laquelle baigne l’ensemble et les poussées fiévreuses de collectionnite évoquant largement le travail d’un Chris Ware, donc, mais plus encore celui de Seth, responsable notamment du délicieux Wimbledon Green. Ce petit théâtre triste, sans cesse rejoué, de la vie, comme emprisonné sous cloche, se parcourt ainsi dans ses moindres détails, avec le même ravissement que l’arrière-salle d’un magasin de jouets sur lequel le temps n’aurait pas de prise.

Les contes d’un homme au goût exquis, certes, mais un léger goût de trop peu à la lecture de ce récit qu’on aurait voulu plus vaste, plus fou, plus dense. Cet assemblage de saynètes quotidiennes d’une ultra désuète solitude ressemble en effet furieusement à la genèse d’un opus magnum encore à écrire, Mueller se « contentant » de poser là, avec une maestria formelle estomaquante, une galerie de personnages -excentriques- et un univers -sophistiqué et étrange- dont on fait les chefs-d’oeuvre définitifs. A suivre?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content