Laurent Raphaël

Le jour et l’ennui

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Sur la liste rouge des sentiments à éviter, l’ennui a longtemps figuré en bonne place.

Apanage des aristos et des couches aisées au XIXe, qui s’enorgueillissaient de flâner jusqu’à l’ivresse, son parfum toxique flotte encore sur le roman homonyme d’Alberto Moravia en 1960. Mais il s’est déjà éventé. Car cette affliction de l’âme –« la mère de tous les maux » selon le philosophe Kierkegaard- a été prise en grippe par le capitalisme triomphant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Nouvelle ère, nouvelle équation: si on s’ennuie, c’est qu’on n’a rien à faire. Et si on n’a rien à faire, c’est qu’on n’est pas productif. Time is money. A la veille de Mai 68, Le Monde pose un diagnostic lourd de menaces pour la santé publique: « Les Français s’ennuient (…) La jeunesse s’ennuie. » Elle s’ennuie tellement qu’elle ne va pas tarder à tout faire péter… pour bâtir à la place un monde sans temps mort. Les générations qui suivent vont vivre à l’heure de la grande vitesse, du temps survitaminé, des joujoux technologiques dont les applications sont autant de rustines pour combler le moindre vide. Un coup d’accélérateur phénoménal qui va propulser des hordes d’employés lessivés vers le gouffre du burnout. Ils auraient bien aimé tirer le frein à main avant de tomber une fois de trop. Mais entre le boulot, les enfants et les tentations du monde postmoderne, ils avaient à peine le temps de dormir cinq ou six heures par nuit.

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Des voix s’élèvent d’ailleurs pour réhabiliter le droit à l’ennui. Pas celui mortifère qui gagne les petites mains penchées des heures durant sur leur machine pour exécuter les mêmes gestes dans les ateliers du monde. Non, l’ennui innovant, salutaire même, proche de l’oisiveté, celui qui permet à l’enfant de s’émanciper de ses parents, de trouver le chemin vers son hémisphère droit, celui qui purge le cerveau saturé et fait entrer de l’air frais par les fenêtres de la contemplation. A l’image du cholestérol, l’acédie comme on l’appelle au catéchisme peut être bon ou mauvais pour la santé.

Des chercheurs en psychologie de l’université du Central Lancashire viennent de faire la démonstration que le vide intérieur stimule la créativité. Ils ont demandé à deux groupes de réaliser des tâches mécaniques (recopier les numéros de téléphone ou les lire à voix basse) avant de les inviter à imaginer les différentes façons d’utiliser des tasses en plastique. Résultat: ces personnes se montraient nettement plus créatives que les individus du groupe témoin qui n’avaient pas eu à se coltiner une activité rébarbative au préalable. De quoi méditer et inciter chacun à lever un peu le pied. Si pas pour son bien-être, pour la qualité du travail fourni. Un argument qui devrait faire mouche auprès du DRH… N’en déplaise à Charles Baudelaire, qui écrivait cet avertissement magnifique de noirceur au lecteur en préambule des Fleurs du mal (mais c’était en 1868):

Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde;
C’est l’Ennui! L’oeil chargé d’un pleur involontaire,
II rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
— Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon frère!

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