Un été ordinaire (1) – David

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Chaque semaine, un journaliste de Focus reprend l’histoire là où un autre l’a laissée. Premier épisode, par Laurent Raphaël.

Je commençais à sentir la douleur grimper comme du lierre le long de mes bras et planter ses crocs dans mes épaules. Mon pouls s’accéléra légèrement pour apporter le renfort d’oxygène aux muscles raidis par l’afflux d’acide lactique. Il devait maintenant avoisiner 160 pulsations par minute. « Vous avez un coeur d’athlète. Si vous n’en avez plus besoin, faites-moi signe, j’ai des patients que ça pourrait intéresser », m’avait dit, fier de sa vanne, le jeune cardiologue lors de mon dernier check-up annuel. J’étais resté de marbre, provoquant chez lui un petit malaise qui n’était pas pour me déplaire.

Il me restait encore 20 longueurs pour arriver aux 100 que je m’imposais quotidiennement, week-ends compris. Avec souplesse et agilité, je plongeai la tête dans l’eau, fis basculer d’un coup de rein tout le reste de mon corps, mes pieds trouvèrent instinctivement appui sur les carrelages en pâte de verre qui m’avaient coûté une fortune. Et tels des pistons hydrauliques, mes deux jambes propulsèrent ma silhouette taillée à la serpe dans l’autre sens.

Le soleil se levait sur la vallée et des rayons dansaient dans le liquide chloré. Malgré l’engourdissement, je n’envisageais pas un instant de ralentir la cadence. Et encore moins de m’arrêter. Ce n’était pas dans ma nature. Cela ne l’avait jamais été. Quand nous habitions encore sur la côte Est, mon père s’étonnait toujours de ma détermination. Contrairement à lui, je ne lâchais jamais le morceau. Que ce soit sur les bancs de l’école ou sur les terrains de sport où j’étais prêt à tout pour m’imposer. Les professeurs étaient admiratifs devant mes résultats mais ils se méfiaient de moi. Comme si tous les efforts que je déployais faisaient partie d’un plan diabolique dont ils étaient les complices involontaires.
Un grésillement étouffé me ramena à la réalité.

C’était le téléphone du salon dont la plainte s’échappait par la porte fenêtre grande ouverte. Qui cela pouvait-il bien être à cette heure matinale? Il était à peine 6h30. Encore une blague sans doute. Depuis quelques jours, quelqu’un appelait à tout bout de champ. Quand je décrochais, je n’entendais que le bruit du trafic. Ma ligne était pourtant sur une liste rouge. J’avais signalé à la compagnie ce harcèlement. Un employé à l’accent hispanique m’avait expliqué que les appels provenaient d’une cabine publique située à l’autre bout de la ville et qu’il ne pouvait donc rien faire. Je l’avais copieusement insulté en lui rappelant que je ne payais pas 300 dollars par mois pour me faire enquiquiner au milieu de la nuit. Et que si ce n’était pas réglé illico, j’irais voir du côté de la concurrence si on traitait mieux les clients.

J’essayais d’oublier le bruit de crécelle et de ramener mes pensées dans le champ amniotique où elles pouvaient gambader librement. Mais la sonnerie avait ouvert une brèche dans ma bulle. Dans laquelle s’engouffraient maintenant les souvenirs de la soirée catastrophique d’hier. Sally était de nouveau rentrée bourrée à 22h. S’en était suivi une dispute, une de plus. Elle me reprochait ma froideur, ma distance, mes infidélités. Au début, j’étais resté zen. Mais elle s’acharnait, me menaçant d’empêcher ma réélection à la tête du conseil d’administration en révélant mes petites obsessions tordues. A bout, j’avais fini par la gifler. Elle avait tangué, puis avait hésité entre se jeter sur moi toutes griffes dehors ou battre en retraite. Voyant que j’avais enfilé mon rictus de Joker, elle avait opté pour cette dernière solution. Et était allée s’enfermer dans sa chambre en hurlant que j’allais le regretter, que je n’étais qu’une ordure, un lâche, un fils de pute. Pour me calmer, j’avais été obligé de sortir un club de golf pour aller faire quelques swings sur les vitres et la carrosserie de sa Toyota Prius Hybrid garée dans le garage. C’était ça ou je lui défonçais le crâne. Quand j’étais remonté, ma chemise en coton d’Egypte trempée, le silence était revenu dans la maison. Elle avait sans doute pris deux Mogadon et s’était réfugiée dans le cocon protecteur et analgésique du sommeil. Si elle pouvait avaler toute la pharmacie, ça m’arrangerait.

Rien que de repenser à cet épisode, je sentis mes membres se crisper. Il fallait que j’appelle Spencer pour qu’il augmente ma dose de Tofranil. Je perdais un peu trop facilement le contrôle depuis une semaine. Au moment d’entamer mon dernier virage, j’aperçus une ombre au fond de la piscine. Je n’eus pas le temps de relever les yeux pour voir à qui elle appartenait. Une main puissante m’enfonça la tête sous la surface. Mes doigts tentaient désespérément d’attraper le rebord. Quand ils y arrivèrent enfin, je sentis une semelle épaisse écraser mes phalanges . Sous l’eau je perçus la vibration plus que je n’entendis le bruit des os qui se brisent. Une décharge électrique parcourut mon corps. L’eau commençait déjà à noyer mes poumons. Deux secondes plus tard, je sombrais dans le noir…

Episode 2: Sally >>

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