Le polar ne perd pas le nord

Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

On pensait à une mode, c’est une tendance lourde: dans un monde de l’édition en crise, les thrillers scandinaves continuent à faire recette. Analyse sur place, avec ses représentants.

« Tout semble si propre ici. Ça donne envie de le salir parfois. C’est peut-être ça… »Anders de la Motte, nouvel auteur de thriller suédois appelé au succès, et à qui l’on doit cet aller-retour au pays de Nils Holgersson, d’Ikea et des belles blondes yeux océan, a peut-être trouvé là l’une des clés de cette énigme littéraire: pourquoi le polar suédois et scandinave continue-t-il d’être ce filon à auteurs internationalement recherchés? Comment ce pays de neuf millions d’habitants (moins que nous) arrive-t-il à s’arroger une part sans commune mesure sur ce marché désormais très prisé de l’édition littéraire? « Là », c’est Malmö: ville frontière avec le Danemark, où les étudiant(e)s sont en train de manifester leur joie de fin d’année scolaire dans les rues: chaque faculté a sa journée, et les « students » arborent chapeaux nickel, costards tout propres et robes blanches immaculées… Ils font du bruit mais ne salissent rien. Un folklore tout en netteté qui a fait l’image du pays et de cette partie du monde, et qui produit pourtant les polars les plus froids, brillants et déprimants. « Tout le monde s’accroche à cette image, nous commentait notre guide du jour. Mais l’on sait tous qu’en-dessous, la société suédoise a changé: la deuxième religion du pays est l’islam, 174 nationalités sont représentées ici, 50% de la population a moins de 35 ans. La crise, aussi, nous frappe de plein fouet. Le polar permet peut-être de tomber le masque. »

Le phénomène scandinave est d’abord une réalité régionale: sur les étals des (belles) librairies, il n’y en a presque que pour eux: les derniers Oksanen, Jussi Adler-Olsen, Hakan Nesser, Carin Gerhardsen, Arne Dahl, Marc Jungstedt… Des présentoirs rien que pour eux, des gondoles entières de « kriminalroman » et d’éditeurs aussi locaux que leurs auteurs. Il n’y a guère que le dernier Dan Brown ou la biographie de Zlatan qui se fraient un passage, même si à l’intérieur, d’autres thrillers et policiers ont leur place. « Nous avons surtout des auteurs scandinaves bien sûr, mais de plus en plus de Français, comme Fred Vargas, nous explique tout bas, pour ne pas déranger, Mats, de la librairie indépendante Hamrelius. Et aussi des auteurs suédois qui ne font pas de polar, comme Per Olof Blomqvist, un classique ici. Mais c’est vrai que le genre continue de porter les ventes, surtout maintenant, avant l’été. La crise de l’édition nous frappe autant qu’en France: les grandes surfaces vendent des livres sans marge, comme simples produits d’appel. Il n’y a pas de prix unique, et le numérique est là. Amazon fait le même dumping que partout. Et même si les ventes restent minimes, on voit de plus en plus passer des clients qui nous demandent des conseils, sortent des livres et… les photographient, avant de partir les acheter sur Amazon. C’est dur. » Emma, jeune libraire de Bordeaux, opine et confirme: « On connaît ça aussi! »

France-Suède, même combat

Emma, comme Benjamin, Véronique ou Anne, ont eux aussi été invités par Fleuve Noir pour venir à la rencontre de leur nouvel auteur, et remettre leur database scandinave à jour. Eux aussi tirent la langue: le secteur, qui représente 13.000 emplois en France, a perdu près de 10% de son chiffre d’affaires en huit ans. Le gouvernement vient de dégager une enveloppe de 18 millions pour les soutenir, mais les déboires de Fnac, Virgin ou Chapitre incitent tout le monde à trouver le ou les livres qui assureront un maximum de ventes pour un minimum de retours. Des miracles rares, avec leur lot de légendes, elles aussi nordiques: personne, pas même son éditeur, ne s’est encore remis du succès surréaliste de la trilogie Millenium de Stieg Larsson qui, lui aussi, a suscité des vocations: « Un manuscrit sur mille de roman policier a la chance, peut-être, d’être édité ici. Et les éditeurs doivent en recevoir 5000 par an! Dur donc d’y faire sa place, résume encore Anders de la Motte, mais c’est aussi ça qui nous tire tous vers le haut. »

Deborah Druba, directrice éditoriale en France, confirme en tout cas cette position de force que continuent d’occuper les polars venus du froid: « Rien que chez nous, qui publions environ 80 romans policiers sur une année, une dizaine sans doute sont scandinaves. Les maisons d’édition sont rodées, les auteurs possèdent de bons agents qui font monter les enchères. Le montant des à-valoir sont à peu près les mêmes chez tout le monde, mais ils sont attentifs à ce qui se passe autour: la promotion, la presse, l’affichage… Les deals se décident souvent là-dessus. Ce voyage en faisait partie. » Fleuve Noir sort donc Le Jeu, premier volet d’une nouvelle trilogie suédoise, « que l’on peut recommander à ceux qui ne lisent pas beaucoup », pour reprendre les mots de Mats. Tout le monde le niera, mais le fantôme d’une autre trilogie planait ce jour-là au-dessus de Malmö.

Maj Sjöwall et Per Wahlöö

Le polar ne perd pas le nord

Ce couple d’écrivains est considéré par tous, et d’abord par ses pairs, comme la référence et l’origine même de la vague de polars suédois, ainsi que de la plupart de ses codes: le couple publiera entre 1965 et 1975 dix « kriminalroman » mettant en scène l’inspecteur Martin Beck de Stockholm, et sa brigade de flics. Un commissaire torturé, une bande autour de lui, un ancrage local très précis, et des crimes qui soulèvent le tapis du miracle socio-économique suédois… Ils furent les premiers, alors que la Suède était éclatante de prospérité, à en fouiller les entrailles et à écorner le mythe. Rivages a ressorti récemment l’ensemble de la série, baptisée Roman d’un crime.

Henning Mankell

Le polar ne perd pas le nord

Le plus connu, internationalement, de tous les auteurs de polars suédois, avec sa formidable série mettant en scène le commissaire Wallander et ses fameux états d’âme. Mankell revendique lui-même la filiation avec le commissaire Martin Beck, mais place, lui, l’écrasante majorité de ses enquêtes à Ystad, en Scanie. Les onze enquêtes de Wallander sont publiées aux éditions du Seuil. Dernière en date: L’homme inquiet.

Stieg Larsson

Le polar ne perd pas le nord

Une trilogie publiée à titre posthume, et a priori, plus rien d’autre, mais le phénomène Millenium continue d’étonner: 2,3 millions d’exemplaires vendus rien qu’en Suède, plus d’un million rien qu’en France, suivi de batailles d’héritiers et d’ayants-droits digne des plus mauvais polars, pour un auteur qui ne connaîtra jamais le succès de son vivant. Un phénomène, basé lui aussi sur une remise en questions des repères sociaux, économiques et culturels suédois. Actes Sud avait eu elle aussi le nez creux.

Les prochains?

Le polar ne perd pas le nord

On ne pourra en dire ni du mal ni du bien (essayez un peu, vous, de lire du suédois), mais au vu des étals remplis de noms encore inconnus, Anders de la Motte n’est pas le dernier scandinave à parvenir jusqu’à nous. On met une pièce sur Torbjörn Flygt (photo), le régional de l’étape qui en est déjà à six romans policiers, se déroulant tous à Malmö.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content