Série ville et cinéma (2/7): Berlin et Les Ailes du désir

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L’aéroport de Tempelhof a fermé ses portes au trafic aérien. On ne peut plus atterrir à Berlin sur ce tarmac historique, riche de souvenirs de la Seconde Guerre mondiale et de la guerre froide. Situé dans l’ancienne partie est, son approche à basse altitude permettait de regarder la ville d’un point de vue à la fois élevé et proche, épousant en couleur celui que Wim Wenders posait en noir et blanc (superbe) dans Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin). C’est en effet en plongée à 180°, à la verticale des rues, que le prologue du film nous fait découvrir une cité appelée à devenir un personnage à part entière du récit. Une option justifiée tout à la fois par la poétique du vol, des ailes, et aussi par l’arrivée à Berlin de Peter Falk, venu tourner un film et que nous voyons au début dans l’avion, où l’ange Damiel (Bruno Ganz) capte ses pensées comme il entend aussi celles des Berlinois, tout en bas…

Damiel nous apparaît pour la toute première fois debout au sommet d’une église au clocher en ruine. La Kaiser-Wilhelm-Gedächtnis-Kirche surplombe le Kurfürstendam, la chaussée des princes électeurs, longue de 3 kilomètres et sur laquelle nous verrons bientôt les 2 anges Damiel et Cassiel rouler en voiture décapotable tout en échangeant leurs notes sur les pensées des humains. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’artère si riche et courue dans les années 20 était un champ de ruines. Les bombardements alliés avaient aussi touché l’église, une construction en style néo-roman datant de la fin du XIXe siècle qu’on décida de ne pas réparer, mais de laisser plutôt en état, éventrée au sommet, comme un appel muet au souvenir des années noires. Pour Wenders, présenter le personnage principal de son film perché sur ce lieu chargé de sens, et y révéler d’emblée sa nature angélique au prix d’un effet subtil, étaient une évidence, convoquant le pire du passé berlinois et la charge invisible qu’il fait peser sur les habitants de l’ancienne capitale du Reich.

Au pied de l’église, nous découvrirons que Damiel, invisible aux adultes, ne l’est pas pour les enfants qui le voient et le fixent, fascinés. Les anges seront bientôt à l’écoute dans un vaste bâtiment moderne, une lumineuse bibliothèque qui n’est autre que la Staatsbibliothek zu Berlin, inaugurée en 1978 et qui a pris, depuis la réunification, le nom de Bibliothèque nationale allemande. L’impressionnant édifice fait partie d’un ensemble baptisé Kulturforum, et qui est à 2 pas de la Potsdamer Platz. Aujourd’hui rebâtie avec force exploits architecturaux, constructions aventureuses et centre médiatique accueillant le Festival du Film en février, cette place immense n’était plus, à l’époque du tournage des Ailes du désir, qu’un terrain vague au coeur duquel passait, tel une blessure à ciel ouvert, le Mur séparant la ville en 2. C’est sur cette étendue morose que Wenders a installé le Cirque Alekan, où Marion, la jeune trapéziste interprétée par Solveig Dommartin, exécute un numéro qui lui fait porter… des ailes. Le quartier de la Potsdamer Platz vibrait d’une folle énergie dans les années 20. Transformé en no man’s land par la défaite nazie et le déchirement est-ouest, il allait devenir, après la réunification, le plus grand chantier d’Europe. Avec le résultat stupéfiant de modernité qui frappe désormais chaque visiteur d’un lieu où quelques vendeurs de souvenirs communistes (uniformes, insignes, drapeaux, etc.) interpellent encore le touriste…

De la Colonne de la Victoire à Kreutzberg

Wim Wenders respecte dans son film la géographie berlinoise, opérant par déambulations patientes, d’une caméra fluide aux mouvements caressants. Il nous emmène sur un pont de chemin de fer où Damiel apaise un homme assis à même le sol, et qui saigne du nez. Le pont existe toujours, à la différence du Mur que Les Ailes du désir cadre non de haut, cette fois, mais uniquement à hauteur de regard humain, notamment dans une très belle séquence en travelling où un vieil homme se remémore les fastes de la Potsdamer Platz d’avant-guerre, avec ses cafés, ses boutiques toujours animées. Des images documentaires et en couleur de destructions s’introduisent dans la texture de la scène.

Damiel a repris de l’altitude, juché qu’il est sur l’épaule de la statue féminine coiffant la Siegessaüle, la Colonne de la Victoire, monument érigé en 1864 pour célébrer la victoire militaire de la Prusse sur le Danemark. Initialement située devant le Reichstag, la colonne fut déplacée en 1938 au beau milieu du Tiergarden, le plus grand parc de Berlin avec ses 200 hectares. Du haut de ses 70 m, la Siegessaüle offre une vue panoramique extraordinaire de la ville. On peut notamment apercevoir, vers le sud, la Schöneberger Strasse où Cassiel, du haut d’un pont où ont été sculptées des ailes de pierre, contemple en plongée une jeune prostituée songeant à l’argent qui va lui permettre de partir vers le sud. Le pilier où elle est adossée est toujours là, ainsi que la station de métro. Avec, à quelques minutes de marche, la Goeben Strasse au numéro 6 de laquelle se trouve le magasin d’antiquités visité par Damiel. Se trouvait, plutôt, car on y rencontre désormais un commerce plus « branché », au milieu d’une façade couverte de tags flamboyants…

Au bout de la rue s’offre au regard le bunker dans et autour duquel Wenders a situé le plateau de tournage du film dans le film, celui dans lequel joue Peter Falk. Le bunker où l’acteur américain révélera plus tard dans le récit qu’il pourrait bien être lui aussi un ange… L’impressionnant bâtiment est toujours là, de même que le grand immeuble aux terrasses multicolores vers lequel Damiel lèvera les yeux à la fin des Ailes du désir. Un Damiel que nous verrons aussi marcher dans l’Oranienstrasse, la rue principale du quartier de Kreutzberg. C’est là qu’habite Marion dans le film. C’est là que désormais converge une jeunesse multiple, artistique, altermondaliste ou rockeuse façon punk ou hardcore. Les magasins de vélo et les restaurants végétariens ou exotiques y côtoient les boutiques de musique ou de t-shirts (dont l’immanquable « Core Tex » au numéro 3 de l’Oranienstrasse). Les graffitis abondent, jusque sur le pont du métro filmé par Wenders, et sous lequel se déploie, telle un serpent métallique, une galerie rythmée de piliers en acier forgé.

Le Club Esplanade, espace baroque où se produisaient Nick Cave et son groupe dans une scène prenante, qui voit Damiel et Marion échanger leur premier baiser, a cédé la place à un hôtel de béton portant le même nom. Mais la statue au sommet de la Colonne de la Victoire brille toujours de mille feux. Cassiel y a pris la place de Damiel, devenu mortel, dans un dernier plan noir et blanc. Mais c’est en couleur que son ex-collègue voit désormais un Berlin passé du désespoir à la mélancolie. Un Berlin aujourd’hui en pleine transformation, mais où les traces des Ailes du désir fixent encore de nombreux rendez-vous avec l’émotion.

EN LIEN AVEC NOTRE SÉRIE D’ÉTÉ, LA CINEMATEK PROGRAMME FILMCITIES, UN CYCLE SUR LES VILLES AU CINÉMA. DU 15/07 AU 31/08, À BRUXELLES. A (RE)VOIR: LES AILES DU DÉSIR LE 18/07.

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