Rap à Lantin: « On ne bâtit rien sur le sable »

© Philippe Cornet

Prison de Lantin, début mai, un atelier d’écriture rap mené par Kaer de Starflam se déroule avec 11 détenus. Mots de braqueurs, verbes de dealers: une semaine pour donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. En exclusivité, Focus écoute derrière les barreaux.

« Hé, t’as l’air d’un flic toi! » Deux minutes devant Kaer et les 11 élèves qui ne sortent pas du Couvent des oiseaux. La sentence est d’Engin, Turc trentenaire aux yeux laser, biscotos moulants, pas timoré comme garçon. « Non, j’suis pas flic, mais journaliste et je dirais bien que toi, t’es voleur! » Une seconde de flottement -assez longue- et la classe se marre, Engin en premier. Voilà pour l’examen de passage à Lantin, grosse masse de béton échouée dans la campagne verdoyante inaugurée en décembre 1979, à 2 jets de braquage de Liège. Si peu de prisons sont de bonne réputation, disons que celle-ci l’est encore un peu moins. Partiellement à cause de la grise architecture du lieu, vaguement soviétique, paquebot qui rouille et se fendille par endroits: à l’intérieur, on y sous-marine en orbite du monde avec les 957 détenus et prévenus, plus 2 bébés (1). La classe est à 7-8 sas de l’entrée principale: chaque porte à barreaux grince sous l’oeil morne d’une caméra opérée depuis un bocal blindé. Dans les couloirs, des fresques oniriques, genre Martine à la plage, mais en plus laides, rendent la chose encore un peu plus surréaliste. Là, un toboggan pour enfants surnage dans l’herbe géante: on a visiblement perdu les clés de la tondeuse. On traverse la salle des visiteurs, silencieuse et peinée: des gens de tous âges, gosses, femmes nombreuses, squattent des bancs en bois près desquels ronronnent des distributeurs de sodas et de cholestérol. En prison, on attend beaucoup, on attend tout le temps, cela fait partie de la peine. Les 8 étages de la Maison d’arrêt, où sont logés les prévenus et les condamnés à peines modérées, évoquent une HLM fatiguée: des cellules, où ils sont parfois 3 au lieu d’un, ils balancent leur colère par la fenêtre. Au pied de la tour, gisent des centaines de kilos de papier, de vieux pain, de merdes diverses: comme si un carnaval monstrueux avait laissé ses confettis-détritus pour unique gueule de bois témoin, pour le plus grand bonheur des rats, voisins gourmands. « Pour l’instant, il n’y en a pas trop, cela peut être bien pire. Je le sais, je me suis déjà tapé la corvée d’aller ramasser », explique Laurent, 28 ans, l’un des 11 détenus inscrits à l’atelier rap. Condition nécessaire au stage: suivre le cours d’alphabétisation, réservé aux condamnés à 3 ans et plus en maison de peine. L’écriture fait vite remonter en surface les itinéraires cabossés qui mènent à Lantin. Trucs essorés sans relâche par la télé et le cinéma. En vrai, il n’y a ni gardiens armés, ni flics frais rasés FBI, ni inspectrice trop blonde pour ne pas être brune. Plutôt l’ennui belge, le quotidien sans fin (ni début), la cantine trop chère, le désespoir, le pétage de plomb, la promiscuité, la violence, le suicide parfois, la came. « Ici, 85 % des taulards se défoncent: beaucoup avec de la poudre, cela calme et se passe plus facilement que le shit ou l’herbe »: invérifiable statistique, confiée par un gardien.

LUNDI 9Naissance du verbe

Au tableau du premier jour, Kaer a écrit leurs mots: « Home jacking, bracage (sic), ferraille (…), hypocrisie du système. » Didier dans le civil, 34 ans, bonne tête de kid latino -il est à moitié équatorien- sourire généreux, travaille le rap en MJ, IPPJ via son asbl Spray Can Arts créée en 2002 et qui a turbiné 4 ans dans les écoles via les Jeunesses Musicales. Cette semaine, c’est la case prison. De Starflam, toujours son « crew », Kaer garde l’idéologie « un peu utopique où il est important de faire passer le message. Quand on arrive à parler, c’est comme si on se vidait le sac à dos ». Face aux 11 loustics, Kaer écoute et construit, suggère et encourage: le courant passe. Question de 220 V qui scanne les mémoires en manque d’exutoire. On remarque Steven, 21 ans, le plus jeune de la bande, là pour un bout de temps: « Belge, minoritaire dans cette classe. » De naissance, ils sont 3 sur 11. Les autres viennent du Maghreb, de Turquie, du Cambodge, d’Albanie. L’un des 2 Mourad raconte: « Parti d’un village à 120 km de Casablanca, avec 50 euros en poche, Tanger puis Algésiras. J’en avais marre de la mentalité du bled. » L’itinéraire borgne suinte de textes graves ou d’un bout de conversation, sans qu’on veuille explorer le casier de chacun. Un des gars a tué 2 personnes, il nous l’explique comme ça, à froid, confusément. Kaer: « Peut-être vaut-il mieux ne pas savoir ce qu’ils ont fait: je ne veux en tout cas pas le glorifier. J’ai envie de rester dans une certaine neutralité, ce que l’on attend d’un enseignant. » Kaer est lucide: « Dans les quartiers, on se serre la main mais en fait, c’est chacun pour sa gueule. » Cette première matinée à Lantin est un brouillon dont on sort chiffonné: après les 7-8 portes métalliques franchies dans l’autre sens, on découvre qu’on n’a jamais autant aimé la campagne wallonne.

MARDI 10Diam’s est dans la place

Diam’s, c’est pour le sweat à capuche polychrome. Laurence est professeur de français détachée de la Promotion sociale d’Alleur pour ce cours d’alphabétisation: 10 ans qu’elle enseigne à Lantin. Ici, beaucoup, belges ou pas, lisent peu ou mal, n’écrivent pas ou difficilement. Dans un lieu sans Internet ni gsm, l’écriture reste l’une des seules pompes à oxygène vers l’extérieur. « On fonctionne comme une école normale, avec le même certificat, qui ne précise pas où il a été obtenu. Généralement, cela se passe bien, je me rappelle d’une bagarre en classe mais sinon… » Laurence porte sur elle une alarme, mais avec toutes ces portes lourdes et lentes, son meilleur passeport reste la sincérité, l’engagement de son travail: les élèves le savent bien. Au 2e jour, avec Kaer, on entend des bouts de phrases comme « Le bonheur est une fausse piste », « Mon père rentrait bourré », « Pas de pitié, pas de tendresse », « Tu peux te mettre le bonheur dans le braquage » ou « Le Christ va nous pardonner ». Kaer fouille dans la psyché: « La mémoire, c’est un détour pour l’homme » ou alors, taille dans le gras: « Là, c’est trop lourd, on dirait du Bigard. » Face aux langues qui se délient, Kaer sort son testeur suprême -le rythme- et prie les gars d’amener leur texte à voix haute devant la classe. Flanqué d’un resplendissant tee-shirt rouge « Albania » , Vladimir trouve d’emblée le ton juste, faisant rouler les rrr d’un coeur fêlé:  » 40 ans, en ce monde et cette vie/Déjà 10 ans de tristesse/Malheur, prison et détresse/Où les jours ne passent pas à la même vitesse. » Il n’y a pas seulement complainte, mais amorce de remords sur les conneries accomplies, détails du matos compris: « Sombrer dans le mal/Tomber dans le vice/Faut une lampe torche, une pince, un tournevis/Des fois c’est bon ça se déroule sans failles/Mais t’as pas toujours le temps de tout jeter dans la ferraille. » Le sujet du gangsta’rap glisse dans la conversation. « Pourquoi les criminels deviennent des rappers? », questionne Mourad . Kaer explique: « Aux USA, les rappers qui ont purgé leur peine vont se faire du fric, du gros, cela n’a pas grand-chose à voir avec la réalité belge, sinon avec Starflam, on serait devenus riches. » Kaer cite Tupac Shakur et les séjours en taule du rapper américain aux 75 millions d’albums vendus, assassiné à l’âge de 25 ans. Dans la classe comme dans le préau voisin où des détenus tournent inlassablement en rond, on est plus proche de l’écriture que du mythe.

VENDREDI 13Porte-bonheur

« Mardi après-midi, j’ai eu un peu de mal à les reprendre en main pour la dictée. » Laurence explique ce que tout le monde a déjà compris: l’atelier rap est une formidable distraction du quotidien prison, un jeu nouveau et intéressant. Un dépaysement furtif. Mercredi est un jour off, consacré aux visites et aux familles. Jeudi fut un moment « formidable » selon Kaer, qui trace sa dernière ligne droite. On les retrouve vendredi. Divers beats défilent sur l’ordi, pressés ou langoureux: il s’agit de trouver une soeur rythmique au long texte collectif qui fait maintenant 5 ou 6 minutes. On remarque le bandeau à la main de Dara (« bagarre ») et l’absence du grand Mourad pour même motif. Planté devant les autres, Jean-François, 31 ans depuis quelques jours, est un peu pâle, la couleur de ses mots aussi: « Je voudrais que de belles choses m’arrivent comme quand j’étais enfant/Pas celles qui poussent à la dérive comme maintenant/Mais bien celles qu’on se prive une fois trop grand/Faut profiter de la brise mais rester prudent. » Jean-François a pris 2 ans pour vol de voiture, 2 autres pour avoir braqué une femme avec un couteau de chasse. « J’ai été suivi par un témoin jusque chez moi, les flics sont venus. Je suis libérable à l’été 2015. A l’extérieur, j’étais tox, je prenais de tout. » On ne lui demande pas si, entre les murs, il l’est resté. Le rapport avec tous ces types est ambigu: on peut être voyou et sympa, dealer et lucide, braqueur et poli, c’est même pas une révélation. Ce qui l’est plus, c’est l’implication générale des lascars dans le moment. Vladimir, le b-boy de Tirana, s’est fringué pour la séance collective où, bombardé photographe, on tente de suivre les chorégraphies de Kaer et les « encore une » de tout le monde. Délaissant comme les autres l’uniforme taulard -pantalon beige, chemise grise-, Vladimir déboule lunettes noires, chaîne qui n’est pas de vélo au cou, jogging blanc immaculé: on dirait Coluche relooké par les Beastie Boys. Mais quand il fait un morceau de texte en albanais, grave et rocailleux, on a le choc du vieux blues.

LUNDI 16Enregistrement

Lantin possède une salle de spectacle qui ne sert pas souvent, chaises en plastique rouges, moquette morne, mais bel équipement de scène. Le collectif s’y installe la journée avec l’éducatrice Charlotte Colsoul, coordinatrice du projet. Un par un, les apprentis-rappers partent dans une pièce au sous-sol devant le micro de Kaer et de son partenaire DJ Bust, venu enregistrer et pré-mixer ces pistes de vie. Kaer mime, découpe, théâtralise, aide les gars à trouver leur métronome intérieur, ce qui n’est pas si simple. Mourad le grand -sorti de punition- se tortille en salant ses phrases, Hicham a un nasillement bizarre mais intéressant, Dara le Cambodgien se souvient « du bruit, des balles ». Jean-François se fait redresser le beat mais s’applique, recommence, cherche le flux, gère finalement ses mots: « Quand on a commencé la semaine dernière, je ne pensais pas que cela fonctionnerait et puis, qui aurait dit qu’à 30 ans, je deviendrais premier de classe (rires). Le plus important en prison, c’est de casser la monotonie. » L’atmosphère du moment est hybride: à la fois fiévreuse et détendue, gamine et concentrée. La session s’étire jusqu’en fin d’après-midi où, Behzat, 55 ans, l’aîné taiseux de la bande, vient mettre quelques mots de turc dans la boîte à sons. Chaud mais lessivé, Kaer se marre, se rappelle du Rap tout des Inconnus, 45 Tours que Jean-François avait acheté gamin. On en revient toujours à l’enfance et aux plaisirs fanés. Surtout ici où la mémoire met généralement le présent sous morphine. Sauf aujourd’hui, où le rap retrouve sa fonction d’échographie directe et de grammaire commune. Comme au refrain sans manière de la première chanson: « Je veux parler de l’hypocrisie du système/Qui met les jeunes dans les mêmes dilemmes/Qui doivent choisir entre la justice et eux-mêmes/Qui essaient de s’en sortir, rattrapés par les problèmes. » Fin d’après-midi, Kaer fait écouter les 2 morceaux dans la grande salle. A Lantin, où le silence n’existe pas, ce bruit-là efface tous les autres, les battements lourds des portes, le bégaiement perpétuel des néons et les cris jetés au hasard du béton qui les décline sans fin. B.O. rituelle d’une prison. On peut désor- mais y ajouter ces 10 minutes d’un autre air, première belge de taulards enregistrant leurs propres titres in vitro. La classe a réussi son examen et Kaer pense déjà à revenir, pour faire un album. Cela dépendra de la direction et puis des subsides de la Communauté française qui permettent cet atelier. Dans quelques jours, Kaer repassera à Lantin, distribuer des copies CD des 2 raps, rassemblés sous le titre On ne bâtit rien sur le sable. Le collectif, lui, s’est baptisé « Alpha III » , du nom du module d’alphabétisation de Madame Laurence. En partant, Mounir, 23 ans, nous dit: « On se reverra ». Peut-être aux MTV Awards où, disent-ils en rigolant, ils se verraient bien rapper un jour…

Alpha III – On ne bâtit rien sur le sable by Focus Vif

Rencontres et photos Philippe Cornet

Avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Communauté française.

(1) Pour une capacité théorique de 753 places, chiffre donné fin mai par la direction de l’établissement, dans son aile réservée aux femmes, Lantin accueille au plus 3 enfants qui, jusqu’à l’âge de 3 ans, peuvent vivre en cellule avec leur mère. En journée, ils sont pris en charge à l’extérieur de l’établissement.

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