Eels, déchirure et mélancolie

© PG

On connaissait déjà les nombreuses morts brutales (père, mère, soeur, cousin) évoquées dans la discographie mélancolique d’Eels, on découvre aujourd’hui un album de rupture, un terrorisme supposé et l’évocation d’un stalker harcelant. La routine, quoi.

E se présente comme « membre permanent et fortement troublé d’Eels qui a déjà connu 29 membres de passage ». Titulaire de la PMEels depuis le premier CD, Beautiful Freak (1996), Mark Oliver Everett, mesure à peu près 1 mètre 83, porte une barbe très fournie, des lunettes de myope teintées, et laisse pointer une carcasse friable sous plusieurs couches de vêtements, même en cette fin juin caniculaire. Parfois, il sourit ou lâche un bref rire étouffé, mais on dirait que c’est le hoquet d’une parole viscéralement réservée. Au contraire de ses disques qui racontent les disparitions et ruptures sentimentales, de sa vraie vie.

Deux ans et demi se sont écoulés depuis une soirée londonienne donnée dans une église du XVIIe siècle, près de Piccadilly. Ce soir-là, E présente en live des extraits de son livre Things The Grand Children Should Know: il fait monter des spectateurs sur la scène de circonstance, où entre ses chansons jouées en solo, ceux-ci lisent quelques pages d’un parcours plombé et excentrique. « J’étais encore dévasté par la rupture avec Jessie, regardant rarement à travers l’épaisse couche de cheveux longs qui couvrait mon visage lorsque je marchais dans les corridors de l’école, un triste zombie préado. J’étais tellement timide et bizarre qu’ils ont envoyé le psy de l’école à la maison pour parler à ma mère. Quand il est arrivé, je suis passé par la fenêtre de ma chambre pour m’enfuir et grimper sur le plus grand sapin où je suis resté le restant de la journée. »

En 2008, questionné sur la nécessité d’écrire un tel livre alors que ses disques constituent déjà une forme impressionnante de confessionnal intime, il dira au Time Out londonien: « C’est ma propre version de Brother Ray (l’autobiographie de Ray Charles), sans être le génie de la soul, sans l’héroïne ni la cécité. Ce livre m’a aidé en tant qu’ado perturbé. » A Focus, il explique: « Je l’ai conçu comme une expérience, je n’étais même pas sûr que cela sortirait. Désormais, je suis écrivain, encore plus prétentieux qu’avant (rires). Mon regard vers le passé s’arrête ici. Désormais, c’est retour vers le futur… » A parcourir la liste des morts, on peut comprendre que l’effet rétroviseur soit dévastateur: père fauché brusquement d’une crise cardiaque à l’age de 51 ans, soeur adorée suicidée, mère laminée par un cancer tout comme une voisine et amie proche, cousin écrasé sur le Pentagone le 11 septembre 2001, roadie overdosé d’héroïne lors d’une tournée australienne. Cela fait beaucoup, même pour une rock-star.

Barbe illégale

A contre-emploi, le nouvel album ressemble davantage à une libération et à un épanouissement des sens. Tomorrow Morning est le dernier chapitre d’une trilogie discographique débutée il y a à peine 14 mois. Hombre Lobo, sorti en juin 2009, taquine âprement un garage-rock qui évoque des remontées blues, la musique qu’E aimait gamin via Ray Charles et les mutations anglaises de Clapton et des Who. De façon assez inattendue, c’est son plus grand succès commercial. En janvier 2010 déboule le lo-fi End Times dont la pochette (cartoon néo-réaliste) rappelle que le chanteur est collectionneur de dessins de Crumb, Charles Schultz et Daniel Johnston. L’affaire est clairement inspirée par une rupture sentimentale, ce qu’il définit au magazine anglais Mojo comme la conséquence d’une période « merdique au plan romantique et qui l’est également à l’échelle de la planète ». Il n’en dira pas plus: End Times est un bijou divorcé où le chagrin fait pousser des ailes aux chansons. Dans le papier de Mojo, il est question du contraste entre le cabanon vaguement bobo d’E et son système de sécurité télévisé sophistiqué. Depuis plusieurs mois, un stalker le poursuit d’emails haineux et de lettres lourdes de sous-entendus. Plainte a été déposée: on ne s’ennuie jamais avec E, faut juste avoir le décapsuleur pour entrer dans son monde.

Tomorrow Morning, l’album qui sort en cette fin août, est prétexte à une interview londonienne. Deux jours avant notre rencontre, le 21 juin, E se dérouille les jambes à Hyde Park lorsque débarque la police, qui le questionne pour « suspicion de terrorisme ». « Apparemment, c’est illégal de porter la barbe à Londres (sourire). C’était la première fois que je sortais de l’hôtel et je me suis assis sur un banc pour fumer une cigarette. Je m’apprêtais à partir lorsque des agents de police sont venus vers moi: ils cherchaient un supposé terroriste qui avait été vu tout près de l’ambassade d’à côté. La description du type évoquait la mienne… J’ai commencé par rire mais eux, pas du tout. Je leur ai dit que j’étais un chanteur de rock et que je résidais juste à l’hôtel du coin. J’avais ma clé de chambre et une des choses qui m’a sauvé est qu’on avait décrit le suspect comme observant l’hôtel de derrière les palissades. Je leur ai dit que je ne voyais pas pourquoi j’aurais observé le bâtiment dans lequel j’avais tout le loisir de pénétrer. »

E dit ne pas s’intéresser à la politique, en tout cas pas de manière publique, mais lâche que la méprise pourrait constituer une chanson. « Peut-être sur la sensation de la victimisation, de l’erreur de jugement. Cela a commencé à être bizarre quand j’ai eu l’impression que ma vie pourrait être ruinée simplement parce que quelqu’un m’accusait d’une chose que je n’avais pas faite. Cela a duré peut-être une demi-heure et à un moment, je me suis imaginé dans une prison anglaise. »

Presser le citron

« Le nouvel album et les deux précédents ont été conçus comme des disques individuels mais je savais que je voulais faire cet enchaînement-là qui correspond à ce qui arrivait dans ma vie. J’avais besoin de quitter mon studio-cave de la maison où j’avais créé l’intégralité d’End Times en solitaire, et de prendre l’air avec Tomorrow Morning qui est aussi plus expérimental, plus ouvert aux accidents, y compris aux trucs horribles et sanglants qui parcourent les enregistrements. Bizarrement peut-être, je considère ces disques comme étant positifs, même End Times, parce qu’ils sont comme le blues qui fait de la limonade avec du citron (sic). Il y a toujours une qualité cathartique à la musique même si c’est difficile de déterminer à quel niveau. »

Même si les disques, le livre et un doc de la BBC consacré au père d’E, ont fait leur travail freudien, la famille Everett est un sujet qui remonte sans cesse à la surface: « J’ai dû quitter la Virginie et arriver à Los Angeles pour rencontrer des gens sains d’esprit, ce n’était pas seulement la famille mais aussi le quartier. Ceci dit, les trois premières années à L.A. étaient détestables, puis, progressivement, je me suis mis à découvrir des endroits qui ne ressemblaient pas à ce que j’imaginais de la ville. » E a mis des années avant de sortir les caisses contenant les écrits personnels de son père, il les a d’ailleurs confiées à un journaliste qui en fait un livre paru en mai 2010 (1).

E a une relation ambigüe avec les épreuves du passé. « C’est à la fois une source de tristesse et une inspiration. Dans les archives de mon père, on a découvert le journal intime de ma mère qui révélait une femme dissimulant complètement ses sentiments au monde extérieur. J’ai toujours été têtu dans ma volonté de faire de la musique, même quand personne n’y prêtait attention: je savais qu’elle me sauvait littéralement la vie… Ceci dit, je n’analyse pas vraiment ce que je fais, cela ôterait toute magie. Il y a sans doute quelque chose de bien dans ce qui m’arrive dans la vie, mais je n’ai aucune idée de ce que sera la suite des événements. »

Eels, Tomorrow Morning , distribué par V2.

L’électronique du premier titre, un instrumental, fait penser à du Kraftwerk sentimental. Sur ce neuvième album studio d’Eels, beaucoup de sonorités puisent dans un univers synthétique aux relents organiques: orgues gras, flopées de violons tendus, boîtes à rythmes Mickey Mouse. Cela pourrait être bancal, c’est bizarrement émouvant, la musique profitant de ce qu’Eels a conçu comme des « accidents de studio ». Pour cause de voix pareillement éraillée, cela peut faire penser à du Peter Gabriel artisanal (I’m A Hummingbird), mais l’univers de Mark Oliver Everett se définit par son propre karma. Sur le pessimisme et les désastres passés, ce disque tranche par son « émerveillement » face au monde, aux oiseaux du matin (…) et, in fine, à sa propre capacité d’écrire des chansons qui restent en nous (Spectacular Girl, What I Have To Offer).Son meilleur disque depuis Electro-Shock Blues en 1998.

Ph.C.

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(1) The Many Worlds Of Hugh Everett III; Multiple Universes, Mutual Assured Destruction, And The Meltdown of a Nuclear Family, par Peter Byrne, Oxford University Press.

EcoutezTomorrow Morning sur le myspace de Eels.

Rencontre Philippe Cornet

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